Je ne sais pas comment je
suis arrivé à Purgatory. Toujours est-il que cette saloperie de ville
m'a métastasé… Elle m'a mis à l'intérieur la noirceur qui fonde son
quotidien. Ici, il n'y a que la nuit et nous les zombies qui la
hantons. On se lève, on boit… Quelquefois on baise. Le plus souvent, on
se came et après on s'écroule dans une entrée d'immeuble ou en pleine
rue. Pas de rythme, juste des saccades d'existence. De toute façon,
cela n'a aucune espèce d'importance. Personne ne juge personne à
Purgatory… Pour juger, il faudrait avoir du sens moral et la morale
c'est un luxe dont on a appris à se passer depuis longtemps.
Quand je dis que personne ne juge, je m'avance peut-être. Certains
prétendent que quelque chose hante Purgatory, une entité qui remet les
pendules à l'heure, dans le sang. Bien sûr, on évite de trop en parler.
Pas envie de s'attirer la poisse en provoquant cette créature…
Et si cette chose n'existe
pas ? On se tait parce qu'ici les légendes finissent toujours par
prendre corps et par sévir... Toujours. On ne sort de Purgatory que les
pieds devant.
Mickey m'a proposé du chat-rat
et je l'ai envoyé bouler. Ras-le-bol de cette merde qui prospère dans
les germes. Pas une rue sans que l'on croise un de ces putains
d'hybride qui vous crache à la gueule. Mickey me faisait chier avec sa
brochette, alors je lui ai dit de se la carrer profond… Du chat-rat, il en parlait comme du caviar ! Pauvre Mickey…
Longtemps je me suis demandé comment ces deux animaux ennemis
avaient pu fusionner. Puis j'ai renoncé à comprendre. Sur les façades
des immeubles, des néons bleu, rose ou vert vantent Purgatory, ses
grandes banques et ses entreprises où je ne mettrai jamais les pieds.
Purgatory : la ville de tous les impossibles.
D'une talonnade, j'envoie valdinguer une canette de bière. Elle
roule dans le caniveau, au milieu des fluides qui se déversent dans un
collecteur affamé. Plus près de moi, un corps de poupée en bakélite gît
dans le ruisseau. Livide, on dirait un gosse que l'on aurait saigné à
blanc. Ses longs cils se confondent avec la noirceur ambiante.
Un coup de pied, la poupée voltige en perdant un bras.
J'ai faim, j'ai soif. J'ai envie de prendre quelque chose aussi.
Pourtant, je marche comme un robot. Elle ne doit plus être loin
maintenant.
Caithleen.
Quelques bennes qui empestent la charogne, nourrissent toutes sortes
de vermine, un panier de basket tordu, des cartons que j'enjambe en
évitant les types allongés dessous et je rejoins l'impasse. Le grillage
qui en interdisait l'accès a été découpé par endroits. Au bout, trois
mecs se tiennent près de la vieille bagnole, cette carcasse autour de
laquelle on a tout construit par ici. Encore une légende de Purgatory.
Ils attendent en se branlant.
Ça fait un bail que Caithleen taille des pipes à la chaîne ; un bail
qu'elle ne voit plus la gueule de ceux qu'elle suce. Ou qu'elle s'en
tape.
Aujourd'hui, elle donne dans les White Trash, l'un des gangs de la 59ème rue. Des salopards de première,
gégène et castration en guise d'étendard… Tant mieux si elle est là, je n'ai plus qu'à attendre qu'elle termine.
Il ne faut pas que je pense au passé, quand elle et moi, on était ensemble.
Les burnes vidées, les White Trash
sont partis et Caithleen a recompté les doses qu'ils lui avaient
filées. Trois putains de petites ampoules phosphorescentes pour quatre
mecs. On aurait dit une gamine devant un cadeau de Noël. Sûr, elle ne
ressemble plus à une gosse. Avec ses joues creusées, ses traits tirés
et ses cheveux filandreux, elle a tout de l'épave, mais c'est Caithleen
et pour moi, elle reste sacrée, en souvenir d'autrefois, quand on
croyait qu'on allait s'en sortir.
— Défonce garantie ?
— Ça t'a excité ? minaude-t-elle.
— Arrête, t'es trop nulle.
Elle rit aux éclats pour bien me signifier qu'elle ne voit en moi
qu'un baise-plastique. Les putes, je les fuis : toutes malades ou
cinglées.
— Tu m'offres un verre ?
J'aimerais lui faire plaisir, quitte à me ruiner pour cela, mais mes
poches sont désespérément vides. Depuis trois jours, je carbure aux
comprimés gluco-lipidiques et je fais durer une bouteille d'eau de
pluie. Pas de fric, pas de corvée en vue : je suis à sec.
— 'Coute Caithleen, c'est le Pape qui m'envoie. Il est pas au top.
— Mon frère n'est jamais au top, rétorque-t-elle d'un ton entre théâtre et décadence non assumée. Il voudrait
que je le materne, j'ai pas le temps ; j'essaie de vivre, moi !
Ma main se pose sur la sienne et je la dévisage, cherchant à capter
un semblant de compassion. Caithleen a tellement changé depuis que nous
nous sommes séparés. Si dure, si froide. Malade…
— Il a eu un mauvais trip et il est mal.
— Quel con !
Les mots claquent dans sa bouche, désapprobation plus que tristesse.
— Il est où ?
Je ne réponds pas car quelque chose m'a détourné de cette rencontre brother/sister qui finira en engueulade.
Il y a d'abord l'odeur pestilentielle, comme de la graisse étalée, puis les gouttes coulent, lourdes et funestes.
On dirait du métal en fusion. Je me vois ensuite levant la tête, presque au ralenti.
— C'est Mötje, murmure Caith d'une voix évanescente.
Grand, tatoué et piercé, il ne trimballe pas son fusil à canon scié,
le cinquième évangile, aujourd'hui. Il faut dire que, cloué sur sa
croix d'acier, il n'a pas fière allure. De sa cage thoracique
écartelée, ses organes gluants pendent mollement telle une mécanique
que l'on aurait démontée en vain. Son crâne à la peau déchirée révèle
une mâchoire ouverte sur un cri infini. Mötje n'est plus près de
ramener sa gueule pour parler révolution. Tout au plus, il nous
contemplera depuis ce mur où ils l'ont incrusté.
Ses tueurs : des artistes affairés autour d'une
œuvre. Ce qu'ils sont, je n'en ai aucune idée. Je n'ai jamais rien vu
de pareil. Ces ensembles tronc / tête aux yeux noirs et à la peau si
pâle ; à moins que ce ne soit de la cire comme celle dont on fait les
mannequins des vitrines. Des êtres différents, si fascinants. Peut-être
parce qu'ils flottent dans les airs. Je n'arrive pas à détourner les
yeux, comme si je regardais la chose la plus pure que recèle l'univers.
— L'aurait mieux fait de la fermer, souffle Caith.
Référence à Mötje prenant la parole dans la Ruine, cet ancien temple où les groupes gagnent quelques minutes
d'éternité.
— C'est magnifique, tu les vois ?
— Brian, on se casse !
Je ne bouge pas. Ces papillons sans ailes me subjuguent. Leur pureté, leur inertie, tout en eux m'évoque l'apaisement ;
l'antithèse de Purgatory. Je voudrais flotter parmi eux, m'endormir.
D'un geste de dépit, Caithleen m'abandonne en m'injuriant. Elle reprend sa marche, les semelles lourdes de ses
rangers frappant le bitume d'une manière étouffée. Les papillons, juste eux et moi. Leur présence. Une symbiose.
Et l'enchantement se brise subitement. Tourné vers moi, l'un des
troncs vient de prendre conscience de mon existence. Lentement avec la
raideur d'une fermeture à glissière abîmée, ses lèvres se retroussent,
s'entrouvrent sur la noirceur et des pensées confuses m'assaillent.
Je ne sais pas si j'ai hurlé son
prénom, mais Caithleen s'est retournée. Et j'ai vu cette main venue de
nulle part. Cinq doigts grossiers, déformés et longs qui la frappait au
thorax, s'enfonçait en elle, la transperçait et revenait pareille à la
langue d'un prédateur qui se serait enroulée autour de sa proie. Des
éclats de côtes, de la salive, du sang, un morceau de poumon et des
gouttes blanches — le sperme des White Trash ? — ont maculé le sol et ma figure. Puis Caithleen s'est écroulée, tête en
arrière, ses yeux projetant son âme parmi des larmes de sang.
Souffle saccadé. Les jambes traversées par des tiges d'acier, conséquences de l'effort. Les yeux qui cherchent à
scruter la rue, les toits des immeubles, tous les endroits où ils pourraient se cacher…
Qu'est-ce qui s'est passé ? Pourquoi ont-ils tué Caithleen ? Et d'abord qui sont-ils ?
Je coule. Le poids m'entraîne et je vois la surface en train de s'éloigner à vitesse grand V. Conscient d'être
submergé — il y a ce voile devant mes yeux — le corps réclame sa dope, sa dernière bouffée d'oxygène.
Putain, mais qu'est-ce que je vais faire ?
J'ai des picotements partout. Purgatory n'a jamais aussi bien porté son nom qu'en ce jour. Putain… Caithleen.
Pourquoi ? Pourquoi ? Je me sens mal. J'ai mal, j'ai soif. Je suis seul ! Trop seul.
Le grognement d'un moteur remonte la rue, accompagné du claquement
lancinant d'une carrosserie lourde comme une armure. TACTACTAC. Une
limousine noire, genre voiture blindée, roule au ralenti. TACTACTAC. Sa
calandre à la géométrie parfaite a quelque chose de monstrueux. Sur le
trottoir, le dealer au béret vert continue de commercer comme s'il n'y
avait personne aux alentours. Ses clients paient et se tirent.
Et la limousine continue toujours de remonter la rue au ralenti.
Moi, je me tasse davantage contre la porte cochère. Le projo qui
éclairait l'entrée n'est plus qu'un souvenir et j'espère que les
ténèbres sauront me protéger. Soudain, la vitre du passager se baisse
et le canon d'une mitrailleuse émerge lentement. On dirait une verge
qui se tend d'excitation.
La
première rafale n'a pas fini de retentir que la clocharde vautrée sur
le trottoir n'est plus que du hachis. Quelques douilles tintent encore
sur le sol. Puis la camionnette se gare derrière la voiture du tueur ;
ses portes arrière s'ouvrent sur une rampe et un vieillard en fauteuil
roulant descend péniblement. Appareillé, il trimballe une machine qui
enregistre ses signes vitaux ; des vestiges pour ce corps ridé et bardé
de fils en plastique. Le grincement des roues est sinistre, comme le
barillet d'un flingue qui serait grippé.
De sa main
gauche, il manipule une commande qui le guide jusqu'à la morte. Il
l'observe, satisfait et les fils fusent vers cette charpie humaine. Un
bruit d'aspirateur et les débris de la morte vont remplir un réservoir
à l'arrière de la chaise roulante.
Brûlure, malaise. Le flot de bile remonte dans mon œsophage et je vomis tandis que le vieux se marre. Je cours
comme un dératé pendant qu'il nettoie. Je préfère ne pas penser à la mitrailleuse.
Mickey ne fera plus de barbecue. Je ne sais pas comment ils ont su pour nous… Mais quand je suis arrivé chez lui,
il était déjà débité et carbonisé. Servi comme du chat-rat
avec une bouteille de picrate et un gobelet en plastique. Le pire,
c'était sa tête toute grillée qui empestait le cochon, ses cheveux
blonds au milieu de la cendre. Cette volonté de le déshumaniser, coûte
que coûte…
Une dose, des cachetons, n'importe quoi. J'ai fouillé la cabane pour me remonter. Putain Mickey, me laisse pas
dans la merde. Me dis pas que t'as rien Mickey.
Dans ma panique, j'ai renversé la bouteille et le liquide a coulé à même le sol. Pas du vin, mais du sang et au
fond, ce dépôt, ce fluide semblable à celui qui coulait dans les caniveaux. Du sperme ? En tout cas, ça en avait l'odeur.
J'ai encore dégueulé et je suis parti après avoir inhalé un reste d'oxygène pur. À défaut de défonce, j'aurais
un semblant de répit.
Partir, quitter Purgatory. Je ne voyais pas d'autre solution. Alors
je suis descendu dans le métro qui puait toujours autant depuis la
dernière inondation. Par endroits, on voyait encore les traces de la
boue, une longue traînée qui empiétait sur les tags et les appels au
suicide. En bas des marches, trois paramil' jouaient les cadors. Ils
contrôlaient au hasard, frappaient souvent et personne ne la ramenait
parce qu'ils avaient les flingues et les insignes du Klan. Des écrans
publicitaires les nimbaient d'un halo bleuté qui les faisait ressembler
à des Aliens de série Z.
J'ai fait demi-tour, mais je me suis vite arrêté. Ils m'attendaient au milieu des passants : les trois tronc / tête.
Ils me scrutaient.
Caithleen, Mickey, Mötje… Je n'avais aucune envie de terminer comme
eux. Papillon de mort ou paramil' : j'ai vite choisi…
La rame est partie au moment où j'arrivais sur le quai. L'un des cadors m'a mis en joue et j'ai sauté sur la voie
avant de m'enfoncer dans le tunnel.
Je les ai entendus rire, lui et ses copains. Aucune chance de m'en
tirer. La machine dans la gueule à plus ou moins longue échéance.
Pourtant, j'ai filé. Je ne voulais pas remonter. J'ai couru, couru. Ça
a duré une plombe, je crois, et la lumière est enfin apparue. L'autre
station forcément, j'avais réussi… Le métro m'avait manqué : j'étais un
fieffé cocu.
J'ai réalisé que je pataugeais dans un liquide poisseux et l'odeur
du sperme m'a empli les narines. J'ai alors perçu ce grondement sourd
qui se rapprochait, charriant sa fragrance si masculine. Des torrents
de sperme s'écoulaient dans ma direction. Ils m'ont entraîné loin des
quais, loin des tunnels au cœur même de Purgatory, là où débouchent les
égouts ; où se repaissent les chat-rats gros comme des dobermans. Ils m'ont balayé comme une merde.
J'ai avalé du fluide. J'ai manqué me noyer dedans. Puis il y a eu ce choc violent.
J'avais atteint l'extrémité des égouts, une sorte de collecteur ou je ne sais quoi. Je remontais vers la surface.
Il y avait ces parois… Ce mur noir… J'étais à sa base et je
remontais car il touchait le ciel, il l'obstruait formant un dôme
d'obsidienne. J'ai vu les signes sur la pierre, des inscriptions
innombrables. Soudain, j'étais dans la pierre du mur qui condamne
Purgatory à la nuit éternelle.
J'étais le mur et l'entité m'a regardé : le dieu sans jambes à la peau marmoréenne.
Autour de moi, les tronc / tête s'élevaient et explosaient comme des feux d'artifice. Mes frères épanouis
m'accueillaient dans leur confrérie.
Le dieu sans jambes m'a contemplé, m'a brûlé de l'intérieur et il a
posé la main sur mon bras, faisant fondre le cuir de mes vêtements et
ma chair. Mushkin Manroe, le chanteur innommable et honni. Ce fou
furieux, cet artiste génial dont les religieux de tous bords et les
ligues de vertu réclamaient la mort depuis son premier titre Fall of America ; Fall of
the World.
— Vous êtes Mushkin ?
— Mushkin est mon apparence humaine, je suis celui qui génère ses visions. Je suis Purgatory, son
fantasme venu à la vie.
— Vous ne pouvez pas être son fantasme et générer ses visions, c'est impossible !
— Il n'est rien d'impossible quand la création naît du néant.
Sa marque s'est incrustée dans les pores de ma peau, dans mes gènes. Autour de moi, ce n'étaient que roulements
de tambours, milliers de vies prisonnières des mondes de l'esprit ou de la chimie, guitares hurlantes comme des banshees,
paroles d'apocalypse et la prétendue inhumanité du maître concentrée,
sublimée pour créer l'enfer et le dépasser. La communion éternelle
entre le dieu chantant cette réalité déliquescente qui nous guette et
son public capable d'entendre ce message d'apocalypse.
Quelques secondes, j'ai été Purgatory, l'union de nos univers
tourmentés. J'ai vu la duplicité de la ville, le plaisir qu'elle a à
tuer l'espoir et à se nourrir de ses morts. À cet instant, le dieu sans
jambes m'a donné le long couteau à la lame étincelante : une étoile
dans la nuit.
— Entretiens le mythe. Sois mon bras ! Trouble, Trouble, je chanterai ton nom.
Je lui ai souri. Mon idole. Mon Dieu, père de la ville de tous nos fantasmes.
Dans mes veines, la drogue achevait son travail de sape…
La limousine ronronne comme un chat-rat.
À l'arrière, le mitrailleur a la gorge tranchée et je contemple le
spectacle macabre, insatisfait. Mon œuvre ne rend pas encore justice à
ce qui nous domine. Le dieu ? Son univers ? Le néant venu à la vie…
Qu'importe, je suis la parcelle infime d'une œuvre d'art ultime.
suis arrivé à Purgatory. Toujours est-il que cette saloperie de ville
m'a métastasé… Elle m'a mis à l'intérieur la noirceur qui fonde son
quotidien. Ici, il n'y a que la nuit et nous les zombies qui la
hantons. On se lève, on boit… Quelquefois on baise. Le plus souvent, on
se came et après on s'écroule dans une entrée d'immeuble ou en pleine
rue. Pas de rythme, juste des saccades d'existence. De toute façon,
cela n'a aucune espèce d'importance. Personne ne juge personne à
Purgatory… Pour juger, il faudrait avoir du sens moral et la morale
c'est un luxe dont on a appris à se passer depuis longtemps.
Quand je dis que personne ne juge, je m'avance peut-être. Certains
prétendent que quelque chose hante Purgatory, une entité qui remet les
pendules à l'heure, dans le sang. Bien sûr, on évite de trop en parler.
Pas envie de s'attirer la poisse en provoquant cette créature…
Et si cette chose n'existe
pas ? On se tait parce qu'ici les légendes finissent toujours par
prendre corps et par sévir... Toujours. On ne sort de Purgatory que les
pieds devant.
Mickey m'a proposé du chat-rat
et je l'ai envoyé bouler. Ras-le-bol de cette merde qui prospère dans
les germes. Pas une rue sans que l'on croise un de ces putains
d'hybride qui vous crache à la gueule. Mickey me faisait chier avec sa
brochette, alors je lui ai dit de se la carrer profond… Du chat-rat, il en parlait comme du caviar ! Pauvre Mickey…
Longtemps je me suis demandé comment ces deux animaux ennemis
avaient pu fusionner. Puis j'ai renoncé à comprendre. Sur les façades
des immeubles, des néons bleu, rose ou vert vantent Purgatory, ses
grandes banques et ses entreprises où je ne mettrai jamais les pieds.
Purgatory : la ville de tous les impossibles.
D'une talonnade, j'envoie valdinguer une canette de bière. Elle
roule dans le caniveau, au milieu des fluides qui se déversent dans un
collecteur affamé. Plus près de moi, un corps de poupée en bakélite gît
dans le ruisseau. Livide, on dirait un gosse que l'on aurait saigné à
blanc. Ses longs cils se confondent avec la noirceur ambiante.
Un coup de pied, la poupée voltige en perdant un bras.
J'ai faim, j'ai soif. J'ai envie de prendre quelque chose aussi.
Pourtant, je marche comme un robot. Elle ne doit plus être loin
maintenant.
Caithleen.
Quelques bennes qui empestent la charogne, nourrissent toutes sortes
de vermine, un panier de basket tordu, des cartons que j'enjambe en
évitant les types allongés dessous et je rejoins l'impasse. Le grillage
qui en interdisait l'accès a été découpé par endroits. Au bout, trois
mecs se tiennent près de la vieille bagnole, cette carcasse autour de
laquelle on a tout construit par ici. Encore une légende de Purgatory.
Ils attendent en se branlant.
Ça fait un bail que Caithleen taille des pipes à la chaîne ; un bail
qu'elle ne voit plus la gueule de ceux qu'elle suce. Ou qu'elle s'en
tape.
Aujourd'hui, elle donne dans les White Trash, l'un des gangs de la 59ème rue. Des salopards de première,
gégène et castration en guise d'étendard… Tant mieux si elle est là, je n'ai plus qu'à attendre qu'elle termine.
Il ne faut pas que je pense au passé, quand elle et moi, on était ensemble.
Les burnes vidées, les White Trash
sont partis et Caithleen a recompté les doses qu'ils lui avaient
filées. Trois putains de petites ampoules phosphorescentes pour quatre
mecs. On aurait dit une gamine devant un cadeau de Noël. Sûr, elle ne
ressemble plus à une gosse. Avec ses joues creusées, ses traits tirés
et ses cheveux filandreux, elle a tout de l'épave, mais c'est Caithleen
et pour moi, elle reste sacrée, en souvenir d'autrefois, quand on
croyait qu'on allait s'en sortir.
— Défonce garantie ?
— Ça t'a excité ? minaude-t-elle.
— Arrête, t'es trop nulle.
Elle rit aux éclats pour bien me signifier qu'elle ne voit en moi
qu'un baise-plastique. Les putes, je les fuis : toutes malades ou
cinglées.
— Tu m'offres un verre ?
J'aimerais lui faire plaisir, quitte à me ruiner pour cela, mais mes
poches sont désespérément vides. Depuis trois jours, je carbure aux
comprimés gluco-lipidiques et je fais durer une bouteille d'eau de
pluie. Pas de fric, pas de corvée en vue : je suis à sec.
— 'Coute Caithleen, c'est le Pape qui m'envoie. Il est pas au top.
— Mon frère n'est jamais au top, rétorque-t-elle d'un ton entre théâtre et décadence non assumée. Il voudrait
que je le materne, j'ai pas le temps ; j'essaie de vivre, moi !
Ma main se pose sur la sienne et je la dévisage, cherchant à capter
un semblant de compassion. Caithleen a tellement changé depuis que nous
nous sommes séparés. Si dure, si froide. Malade…
— Il a eu un mauvais trip et il est mal.
— Quel con !
Les mots claquent dans sa bouche, désapprobation plus que tristesse.
— Il est où ?
Je ne réponds pas car quelque chose m'a détourné de cette rencontre brother/sister qui finira en engueulade.
Il y a d'abord l'odeur pestilentielle, comme de la graisse étalée, puis les gouttes coulent, lourdes et funestes.
On dirait du métal en fusion. Je me vois ensuite levant la tête, presque au ralenti.
— C'est Mötje, murmure Caith d'une voix évanescente.
Grand, tatoué et piercé, il ne trimballe pas son fusil à canon scié,
le cinquième évangile, aujourd'hui. Il faut dire que, cloué sur sa
croix d'acier, il n'a pas fière allure. De sa cage thoracique
écartelée, ses organes gluants pendent mollement telle une mécanique
que l'on aurait démontée en vain. Son crâne à la peau déchirée révèle
une mâchoire ouverte sur un cri infini. Mötje n'est plus près de
ramener sa gueule pour parler révolution. Tout au plus, il nous
contemplera depuis ce mur où ils l'ont incrusté.
Ses tueurs : des artistes affairés autour d'une
œuvre. Ce qu'ils sont, je n'en ai aucune idée. Je n'ai jamais rien vu
de pareil. Ces ensembles tronc / tête aux yeux noirs et à la peau si
pâle ; à moins que ce ne soit de la cire comme celle dont on fait les
mannequins des vitrines. Des êtres différents, si fascinants. Peut-être
parce qu'ils flottent dans les airs. Je n'arrive pas à détourner les
yeux, comme si je regardais la chose la plus pure que recèle l'univers.
— L'aurait mieux fait de la fermer, souffle Caith.
Référence à Mötje prenant la parole dans la Ruine, cet ancien temple où les groupes gagnent quelques minutes
d'éternité.
— C'est magnifique, tu les vois ?
— Brian, on se casse !
Je ne bouge pas. Ces papillons sans ailes me subjuguent. Leur pureté, leur inertie, tout en eux m'évoque l'apaisement ;
l'antithèse de Purgatory. Je voudrais flotter parmi eux, m'endormir.
D'un geste de dépit, Caithleen m'abandonne en m'injuriant. Elle reprend sa marche, les semelles lourdes de ses
rangers frappant le bitume d'une manière étouffée. Les papillons, juste eux et moi. Leur présence. Une symbiose.
Et l'enchantement se brise subitement. Tourné vers moi, l'un des
troncs vient de prendre conscience de mon existence. Lentement avec la
raideur d'une fermeture à glissière abîmée, ses lèvres se retroussent,
s'entrouvrent sur la noirceur et des pensées confuses m'assaillent.
Je ne sais pas si j'ai hurlé son
prénom, mais Caithleen s'est retournée. Et j'ai vu cette main venue de
nulle part. Cinq doigts grossiers, déformés et longs qui la frappait au
thorax, s'enfonçait en elle, la transperçait et revenait pareille à la
langue d'un prédateur qui se serait enroulée autour de sa proie. Des
éclats de côtes, de la salive, du sang, un morceau de poumon et des
gouttes blanches — le sperme des White Trash ? — ont maculé le sol et ma figure. Puis Caithleen s'est écroulée, tête en
arrière, ses yeux projetant son âme parmi des larmes de sang.
Souffle saccadé. Les jambes traversées par des tiges d'acier, conséquences de l'effort. Les yeux qui cherchent à
scruter la rue, les toits des immeubles, tous les endroits où ils pourraient se cacher…
Qu'est-ce qui s'est passé ? Pourquoi ont-ils tué Caithleen ? Et d'abord qui sont-ils ?
Je coule. Le poids m'entraîne et je vois la surface en train de s'éloigner à vitesse grand V. Conscient d'être
submergé — il y a ce voile devant mes yeux — le corps réclame sa dope, sa dernière bouffée d'oxygène.
Putain, mais qu'est-ce que je vais faire ?
J'ai des picotements partout. Purgatory n'a jamais aussi bien porté son nom qu'en ce jour. Putain… Caithleen.
Pourquoi ? Pourquoi ? Je me sens mal. J'ai mal, j'ai soif. Je suis seul ! Trop seul.
Le grognement d'un moteur remonte la rue, accompagné du claquement
lancinant d'une carrosserie lourde comme une armure. TACTACTAC. Une
limousine noire, genre voiture blindée, roule au ralenti. TACTACTAC. Sa
calandre à la géométrie parfaite a quelque chose de monstrueux. Sur le
trottoir, le dealer au béret vert continue de commercer comme s'il n'y
avait personne aux alentours. Ses clients paient et se tirent.
Et la limousine continue toujours de remonter la rue au ralenti.
Moi, je me tasse davantage contre la porte cochère. Le projo qui
éclairait l'entrée n'est plus qu'un souvenir et j'espère que les
ténèbres sauront me protéger. Soudain, la vitre du passager se baisse
et le canon d'une mitrailleuse émerge lentement. On dirait une verge
qui se tend d'excitation.
La
première rafale n'a pas fini de retentir que la clocharde vautrée sur
le trottoir n'est plus que du hachis. Quelques douilles tintent encore
sur le sol. Puis la camionnette se gare derrière la voiture du tueur ;
ses portes arrière s'ouvrent sur une rampe et un vieillard en fauteuil
roulant descend péniblement. Appareillé, il trimballe une machine qui
enregistre ses signes vitaux ; des vestiges pour ce corps ridé et bardé
de fils en plastique. Le grincement des roues est sinistre, comme le
barillet d'un flingue qui serait grippé.
De sa main
gauche, il manipule une commande qui le guide jusqu'à la morte. Il
l'observe, satisfait et les fils fusent vers cette charpie humaine. Un
bruit d'aspirateur et les débris de la morte vont remplir un réservoir
à l'arrière de la chaise roulante.
Brûlure, malaise. Le flot de bile remonte dans mon œsophage et je vomis tandis que le vieux se marre. Je cours
comme un dératé pendant qu'il nettoie. Je préfère ne pas penser à la mitrailleuse.
Mickey ne fera plus de barbecue. Je ne sais pas comment ils ont su pour nous… Mais quand je suis arrivé chez lui,
il était déjà débité et carbonisé. Servi comme du chat-rat
avec une bouteille de picrate et un gobelet en plastique. Le pire,
c'était sa tête toute grillée qui empestait le cochon, ses cheveux
blonds au milieu de la cendre. Cette volonté de le déshumaniser, coûte
que coûte…
Une dose, des cachetons, n'importe quoi. J'ai fouillé la cabane pour me remonter. Putain Mickey, me laisse pas
dans la merde. Me dis pas que t'as rien Mickey.
Dans ma panique, j'ai renversé la bouteille et le liquide a coulé à même le sol. Pas du vin, mais du sang et au
fond, ce dépôt, ce fluide semblable à celui qui coulait dans les caniveaux. Du sperme ? En tout cas, ça en avait l'odeur.
J'ai encore dégueulé et je suis parti après avoir inhalé un reste d'oxygène pur. À défaut de défonce, j'aurais
un semblant de répit.
Partir, quitter Purgatory. Je ne voyais pas d'autre solution. Alors
je suis descendu dans le métro qui puait toujours autant depuis la
dernière inondation. Par endroits, on voyait encore les traces de la
boue, une longue traînée qui empiétait sur les tags et les appels au
suicide. En bas des marches, trois paramil' jouaient les cadors. Ils
contrôlaient au hasard, frappaient souvent et personne ne la ramenait
parce qu'ils avaient les flingues et les insignes du Klan. Des écrans
publicitaires les nimbaient d'un halo bleuté qui les faisait ressembler
à des Aliens de série Z.
J'ai fait demi-tour, mais je me suis vite arrêté. Ils m'attendaient au milieu des passants : les trois tronc / tête.
Ils me scrutaient.
Caithleen, Mickey, Mötje… Je n'avais aucune envie de terminer comme
eux. Papillon de mort ou paramil' : j'ai vite choisi…
La rame est partie au moment où j'arrivais sur le quai. L'un des cadors m'a mis en joue et j'ai sauté sur la voie
avant de m'enfoncer dans le tunnel.
Je les ai entendus rire, lui et ses copains. Aucune chance de m'en
tirer. La machine dans la gueule à plus ou moins longue échéance.
Pourtant, j'ai filé. Je ne voulais pas remonter. J'ai couru, couru. Ça
a duré une plombe, je crois, et la lumière est enfin apparue. L'autre
station forcément, j'avais réussi… Le métro m'avait manqué : j'étais un
fieffé cocu.
J'ai réalisé que je pataugeais dans un liquide poisseux et l'odeur
du sperme m'a empli les narines. J'ai alors perçu ce grondement sourd
qui se rapprochait, charriant sa fragrance si masculine. Des torrents
de sperme s'écoulaient dans ma direction. Ils m'ont entraîné loin des
quais, loin des tunnels au cœur même de Purgatory, là où débouchent les
égouts ; où se repaissent les chat-rats gros comme des dobermans. Ils m'ont balayé comme une merde.
J'ai avalé du fluide. J'ai manqué me noyer dedans. Puis il y a eu ce choc violent.
J'avais atteint l'extrémité des égouts, une sorte de collecteur ou je ne sais quoi. Je remontais vers la surface.
Il y avait ces parois… Ce mur noir… J'étais à sa base et je
remontais car il touchait le ciel, il l'obstruait formant un dôme
d'obsidienne. J'ai vu les signes sur la pierre, des inscriptions
innombrables. Soudain, j'étais dans la pierre du mur qui condamne
Purgatory à la nuit éternelle.
J'étais le mur et l'entité m'a regardé : le dieu sans jambes à la peau marmoréenne.
Autour de moi, les tronc / tête s'élevaient et explosaient comme des feux d'artifice. Mes frères épanouis
m'accueillaient dans leur confrérie.
Le dieu sans jambes m'a contemplé, m'a brûlé de l'intérieur et il a
posé la main sur mon bras, faisant fondre le cuir de mes vêtements et
ma chair. Mushkin Manroe, le chanteur innommable et honni. Ce fou
furieux, cet artiste génial dont les religieux de tous bords et les
ligues de vertu réclamaient la mort depuis son premier titre Fall of America ; Fall of
the World.
— Vous êtes Mushkin ?
— Mushkin est mon apparence humaine, je suis celui qui génère ses visions. Je suis Purgatory, son
fantasme venu à la vie.
— Vous ne pouvez pas être son fantasme et générer ses visions, c'est impossible !
— Il n'est rien d'impossible quand la création naît du néant.
Sa marque s'est incrustée dans les pores de ma peau, dans mes gènes. Autour de moi, ce n'étaient que roulements
de tambours, milliers de vies prisonnières des mondes de l'esprit ou de la chimie, guitares hurlantes comme des banshees,
paroles d'apocalypse et la prétendue inhumanité du maître concentrée,
sublimée pour créer l'enfer et le dépasser. La communion éternelle
entre le dieu chantant cette réalité déliquescente qui nous guette et
son public capable d'entendre ce message d'apocalypse.
Quelques secondes, j'ai été Purgatory, l'union de nos univers
tourmentés. J'ai vu la duplicité de la ville, le plaisir qu'elle a à
tuer l'espoir et à se nourrir de ses morts. À cet instant, le dieu sans
jambes m'a donné le long couteau à la lame étincelante : une étoile
dans la nuit.
— Entretiens le mythe. Sois mon bras ! Trouble, Trouble, je chanterai ton nom.
Je lui ai souri. Mon idole. Mon Dieu, père de la ville de tous nos fantasmes.
*
Dans mes veines, la drogue achevait son travail de sape…
La limousine ronronne comme un chat-rat.
À l'arrière, le mitrailleur a la gorge tranchée et je contemple le
spectacle macabre, insatisfait. Mon œuvre ne rend pas encore justice à
ce qui nous domine. Le dieu ? Son univers ? Le néant venu à la vie…
Qu'importe, je suis la parcelle infime d'une œuvre d'art ultime.
FIN
Jess Kaan. Reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur.