La terre, cette femme voilée de parpaings
par Kamel Daoud
« Pensée fugace et inhabituelle en traversant une route entre deux communes : nous n'avons que ce pays. Un seul. D'ailleurs, ce n'est même pas encore un pays, et si peu une «terre». Un endroit, pour être précis. Des poésies scolaires, genre hymnes, nous ont longtemps répété que le pays est une mère. Le père en sera le Président du moment. Et cela donne la nausée : un pays qui produit deux grandes choses inconsommables. Les sachets et les discours politiques. A la fin, entre discourir sur l'indépendance, sur Bouteflika, le FLN, l'échec du rêve collectif, on oublie que le pays est une terre avant d'être des institutions ou des coups d'Etat. Le pays a des arbres, des collines, des champs, des sources d'eau, des endroits invivables mais bio, des pluies qui reviennent et des routes qui peuvent promettre. Et du coup, on se souvient de sa propre maladie : la politique. Exercice national de déboisement, récit sans fin du porteur de fusil.
A la fin, toute l'Algérie est devenue une sorte de cadavre avec deux faces. Sous la terre, il n'existe que des martyrs ou des disparus ou du pétrole. Au-dessus, on ne parle que de repas, de pouvoir, de soumissions ou de révoltes. La totalité du pays en est devenue un arrière-pays. Un Rousseau algérien aurait de la peine à se faire champêtre et à inventer un contrat social ; il aurait fini chef de parti, écrivain d'opinion dans les journaux ou analyste assis dans les cafés.
En Algérie, on ne sait même pas que la Terre existe et que les herbes ont des noms et que les arbres sont des fruits d'hommes. D'ailleurs, on traite la terre comme on traite les femmes : on veut en posséder, labourer et pas accompagner, partager et pas réunir, clôturer et pas rendre infini. Entre nous et la terre, il y a même le voile, l'interdit fait aux passants, l'outrage, la propriété exclusive, l'insulte chaque matin, le mépris et l'envie de la quitter tout en vivant de ce qu'elle donne. La terre est une femme et les Algériens sont devenus polygames par dépit : par la chaloupe, par le cœur ou par la télécommande. Le pouvoir chez nous est dans la possession de la terre et le pouvoir sur le maximum de femmes.
Si vous ne le croyez pas, voyez comme on «urbanise» : en vrac, en masse, avec du parpaing et pas avec des caresses, sans souci pour la terre, avec l'art de la hideur et du relogement, sans amour, ni souci de la beauté et du lendemain. On se marie de la même façon et, surtout, on procrée avec la même hideur dans le geste et la même violence.
La femme fait la cuisine, la terre transporte le pipe-line. C'est tellement la même chose qu'on peut inverser les rôles sans risquer le surréalisme. D'où tout le reste : la terre, comme la femme, n'existe pas. Sauf pour la récolte ou la propriété ou l'extension de la libido. On n'a pas encore des poètes de la terre et des livres sur les forêts. Seulement des mémoires sur le GPRA, l'armée des frontières et des livres sur la libération individuelle. Même les femmes qui écrivent oublient de proclamer leur droit à la terre et ne réclament que leur droit à la rue. Ô terre, pardonne-nous de t'avoir libérée pour mieux te posséder, seulement».http://www.lequotidien-oran.com/?news=5134939
par Kamel Daoud
« Pensée fugace et inhabituelle en traversant une route entre deux communes : nous n'avons que ce pays. Un seul. D'ailleurs, ce n'est même pas encore un pays, et si peu une «terre». Un endroit, pour être précis. Des poésies scolaires, genre hymnes, nous ont longtemps répété que le pays est une mère. Le père en sera le Président du moment. Et cela donne la nausée : un pays qui produit deux grandes choses inconsommables. Les sachets et les discours politiques. A la fin, entre discourir sur l'indépendance, sur Bouteflika, le FLN, l'échec du rêve collectif, on oublie que le pays est une terre avant d'être des institutions ou des coups d'Etat. Le pays a des arbres, des collines, des champs, des sources d'eau, des endroits invivables mais bio, des pluies qui reviennent et des routes qui peuvent promettre. Et du coup, on se souvient de sa propre maladie : la politique. Exercice national de déboisement, récit sans fin du porteur de fusil.
A la fin, toute l'Algérie est devenue une sorte de cadavre avec deux faces. Sous la terre, il n'existe que des martyrs ou des disparus ou du pétrole. Au-dessus, on ne parle que de repas, de pouvoir, de soumissions ou de révoltes. La totalité du pays en est devenue un arrière-pays. Un Rousseau algérien aurait de la peine à se faire champêtre et à inventer un contrat social ; il aurait fini chef de parti, écrivain d'opinion dans les journaux ou analyste assis dans les cafés.
En Algérie, on ne sait même pas que la Terre existe et que les herbes ont des noms et que les arbres sont des fruits d'hommes. D'ailleurs, on traite la terre comme on traite les femmes : on veut en posséder, labourer et pas accompagner, partager et pas réunir, clôturer et pas rendre infini. Entre nous et la terre, il y a même le voile, l'interdit fait aux passants, l'outrage, la propriété exclusive, l'insulte chaque matin, le mépris et l'envie de la quitter tout en vivant de ce qu'elle donne. La terre est une femme et les Algériens sont devenus polygames par dépit : par la chaloupe, par le cœur ou par la télécommande. Le pouvoir chez nous est dans la possession de la terre et le pouvoir sur le maximum de femmes.
Si vous ne le croyez pas, voyez comme on «urbanise» : en vrac, en masse, avec du parpaing et pas avec des caresses, sans souci pour la terre, avec l'art de la hideur et du relogement, sans amour, ni souci de la beauté et du lendemain. On se marie de la même façon et, surtout, on procrée avec la même hideur dans le geste et la même violence.
La femme fait la cuisine, la terre transporte le pipe-line. C'est tellement la même chose qu'on peut inverser les rôles sans risquer le surréalisme. D'où tout le reste : la terre, comme la femme, n'existe pas. Sauf pour la récolte ou la propriété ou l'extension de la libido. On n'a pas encore des poètes de la terre et des livres sur les forêts. Seulement des mémoires sur le GPRA, l'armée des frontières et des livres sur la libération individuelle. Même les femmes qui écrivent oublient de proclamer leur droit à la terre et ne réclament que leur droit à la rue. Ô terre, pardonne-nous de t'avoir libérée pour mieux te posséder, seulement».http://www.lequotidien-oran.com/?news=5134939