L’illettré
Konovalov, un paysan illettré ,écoute la lecture d’un roman. Le lecteur Maxime raconte.
…Konovalov somnolait, étendu près d’un grand coffre : mais le bruissement des feuillets que je retournais au dessus de sa tête lui fit ouvrir les yeux.
-« Qu’est-ce que tu lis ? »
-« C’était une histoire de paysans en lutte. »Je le lui dis.
-« Lis à haute voix, me demanda-t-il. »Et je me suis mis à lire. Lui s’assit sur le coffre. Sa tête contre mes genoux ,il écoutait. Quelque fois, je regardais son visage et je rencontrais ses yeux. Je m’en souviendrais toujours :Ils étaient larges ouverts , ardents, pleins de l’attention la plus profonde. Et sa bouche aussi était ouverte. Les sourcils relevés , les mains qui embrassaient ses genoux , toute sa personne était immobile , attentive. Je m’efforçai de lire d’une manière claire. Enfin fatigué , je fermai le livre .
Il se prit la tête dans les mains et se mit à se balancer sur le coffre. Il voudrait dire quelque chose ; il ouvrait et fermait la bouche, soufflait puis me regardait.
-« Comme tu lis cela ! murmura-t-il.Avec différentes voix. C’est comme s’ils étaient tous vivants…Et plus loin qu’est ce qu’il y a ?Où vont-ils ? Que feront-ils ? Des paysans de tous les jours, comme moi. » ils sont tout à fait vivants…Ecoute, Maxime, lis encore. »
Au petit matin, nous eûmes fini de lire et je sentais que ma langue était de bois. Konovalov me dévisageait avec des yeux étranges et se taisait.
Plus tard, il agita la tête et demanda tout bas : « Qui a inventé tout cela ? »
Je lui racontais qui avait écrit le livre. Il prit le livre entre les mains ; le retourna avec précaution, l’ouvrit , le ferma, puis soupira profondément.
-« Comme tout cela est étrange. Mon dieu !Un livre c’est du papier avec des traces dessus…voilà tout. Un homme l’a écrit et il est mort. Il est mort et le livre est resté et on le lit. Et tu comprends .Et tu vois les gens qui sont dans ce livre. Tu plains ces gens bien que tu ne les aies jamais vus et qu’ils ne te soient rien. Et dans ce livre ils n’existent pas. Pourtant ; tu les plains au point que le cœur fait mal.
D’après Maxime Gorki, Les vagabonds