ENSEIGNEMENT DES LANGUES ETRANGERES EN ALGERIE

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    Mémoire du vent (Patrick Raveau)

    Administrateur
    Administrateur
    Admin


    Date d'inscription : 03/11/2009
    Localisation : Algérie

    Mémoire du vent   (Patrick Raveau) Empty Mémoire du vent (Patrick Raveau)

    Message par Administrateur Sam 23 Jan - 18:14

    Mémoire du vent   (Patrick Raveau) PatrickPatrick
    Raveau


    a
    signé une trentaine de nouvelles
    publiées dans des magazines
    spécialisés dans le Fantastique ou
    la Science-Fiction.


    Son nom
    a figuré au sommaire du Volume 8 des
    Territoires de
    l’Inquiétude
    (Denoël), et certaines de ses
    nouvelles ont été reprises dans
    les quotidiens régionaux
    La
    Montagne

    et
    L’Union.

    Premier
    Prix du concours organisé par
    Infini en 1994 pour la nouvelle
    Mémoire du
    Vent

    (traduite et publiée en Roumanie). Deux
    courts romans :
    Le Vrai Visage de
    Gregory
    ,
    écrit en collaboration avec Jean-Pierre
    Planque aux
    Éditions
    Phénix
    (Belgique, 1992), et L’Ultime
    Songe de la Cité
    , aux Éditions Destination
    Crépuscule
    (1995). Enfin, le roman
    Terraborn, toujours en collaboration avec
    Jean-Pierre Planque, aux
    Éditions du Haut
    Château
    (1998).

    Professeur de philosophie, musicien
    et photographe de talent,
    Patrick
    Raveau
    a publié de nombreux
    poèmes, ainsi que des essais sur les
    poètes contemporains.


    Il a
    reçu le
    Premier Prix de
    Bretagne

    (jadis, Prix Brocéliande) en 1995 pour le
    recueil
    Second Versant de la
    lumière
    .

    Violaine me tend les mains et chuchote :


    — Aujourd'hui, je sens la force
    du vent. As-tu remarqué la taille des nuages ? L'arbre
    veut nous parler. »



    La joie monte en moi. Cela fait
    bien longtemps que le vieil arbre ne nous a pas délivré
    ses messages, que sa sève n'a pas composé. Nous
    sommes les yeux d'Angus et je suis certain qu'il connaît
    le monde grâce à nous. Mais comment savoir si
    cette créature est aussi âgée que nous
    le pensons ? Cela fait si longtemps que nous errons sur
    ce bout de terre perdu dans l'espace.


    Une feuille vient de se détacher
    de l'arbre ; elle tourbillonne un instant sous nos regards
    inquiets, puis elle se pose tout en douceur sur la terre ocre.
    Je l'ai repérée le premier, je me lève
    et cours la ramasser sous le regard envieux des autres. Elle
    est presque vierge. Pourtant, en son centre, parmi les fines
    veinules, plusieurs mots sont inscrits à l'encre rouge.
    Des mots qui se suivent aléatoirement :



    "SOLEILS / MAINS / JETER / HASARD"


    Je reviens auprès de
    Violaine. Hommes et femmes accourent pour connaître
    la teneur du message. Dans leurs yeux brille l'impatience
    de lire. Décontenancés par l'absence apparente
    de sens, ils repartent.




    Durant plusieurs minutes le
    ciel s'assombrit. De gros nuages noirs envahissent le ciel
    et recouvrent la terre de leur ombre. Le feuillage, d'ordinaire
    très clair, prend une teinte émeraude. Une bourrasque
    se prépare. Déjà, les oiseaux décrivent
    d'amples courbes et s'éloignent en poussant de longs
    cris aigus.


    Je pense à cette jeune
    femme blottie contre moi, cette femme que j'aime. Elle est
    très pâle, comme nous tous ici. Je l'ai connue
    grâce à l'arbre. C'est lui qui a écrit
    son nom sur une feuille que j'ai eu la chance de ramasser.
    J'ai alors compris que je devais l'épouser.



    Aguador ne possède qu'un
    seul arbre, Angus, dont les racines s'enfoncent dans le temps.
    Notre terre est empreinte de son éternité, mais
    personne ne connaît son secret. Comment parvient-il
    à inscrire sa pensée sur de simples feuilles
    ? Quel moyen chimique met-il en œuvre pour nous parler ? Quelle
    sorte de magie siège en son tronc majestueux ?



    L'arbre est immense. Nous l'avons
    surnommé Angus. Son ombre qui vient couvrir une grande
    partie du sol nous invite à nous recueillir. C'est
    là que chaque jour nous venons récolter les
    mots. Sa musique est si belle lorsqu'il brasse ses feuilles
    tourmentées par les vents !




    *



    Depuis quelques jours, Angus
    ne parle guère. J'ignore quelle tristesse plane dans
    l'atmosphère. Parfois je pense qu'il va nous révéler
    un secret. Son testament, qui sait ?


    L'arbre est sans nul doute conscient
    du Grand Livre que nous composons en plaçant bout à
    bout les mots qu'il nous délivre chaque jour. Son alphabet
    végétal trouve une place de choix sur de grandes
    feuilles vierges. Ainsi l'histoire de notre peuple trouve-t-elle
    sa raison d'être.


    Ensemble, nous réfléchissons
    de longs moments à la trame que doivent prendre les
    événements futurs. Tous, autant que nous sommes,
    nous croyons l'arbre. A quelle époque remonte sa naissance
    ? Nul n'en sait rien. Sans doute est-il immortel !







    La terre brille et nous prêtons souvent nos yeux à
    sa lumière perdue dans un rêve où nos ancêtres
    ont vécu. Angus nous a révélé qu'il
    y aurait eu des mondes emplis d'arbres comme lui, mais nous avons
    beaucoup de mal à le croire. Sans doute rêve-t-il
    aussi... Parle-t-il en songe à ses lointains aïeux ?






    L'hiver est une saison cruelle, car l'arbre est alors totalement
    dénudé. C'est l'époque où nous devons
    apprendre à parler. Nos lèvres se déchirent
    sous l'effort prodigieux qu'il nous faut accomplir pour former
    des fragments de mots. Il faut avouer que nous avons perdu l'usage
    de la parole. Nos lèvres se sont scellées jour après
    jour, et nos yeux ont appris à déchiffrer les messages
    de l'arbre. Pierre est le plus fort en son genre ; c'est un poète
    qui sait donner un sens aux mots qui apparaissent sur les feuilles.
    Mais nous avons aussi nos règles qui interdisent d'extrapoler
    la teneur des messages ainsi recueillis. Notre cœur revit lorsque
    les premiers bourgeons apparaissent sur le corps d'Angus. C'est
    la fin de sa dormance, de ce long songe où il pétrit
    notre réalité dans sa sève rouge.



    *



    Le vent continue de fouetter
    l'arbre par rafales. Le front d'Angus s'obscurcit au point
    que soudain le monde semble s'évanouir en un rêve
    sans fin. Je prends la main de ma compagne. Ses doigts se
    crispent sur les miens. Craintive, ma compagne se couche sur
    le sol et replie les bras au dessus de sa tête comme
    pour une prière.


    Des feuilles tourbillonnent,
    s'envolent au loin pour aller colporter des messages que nos
    frères liront demain.


    Violaine est plus calme à
    présent. Elle me sourit et dépose un baiser
    sur mes lèvres, heureuse de sentir que je n'ai pas
    réellement peur. Blême comme nous tous, elle
    ramasse une feuille qui vient de rejoindre le sol. Le mot
    " APOCAL..." y est griffonné.





    *




    Angus est l'esprit de cette
    terre, sa voix, son chant. Connaît-il l'heure de sa
    propre mort ? Je ne peux me résigner à croire
    qu'il puisse disparaître un jour ! Une seconde feuille
    vient de frôler ma jambe droite. J'y lis "LES SANGLOTS
    LONGS DES..." Cette phrase me surprend ; on dirait le début
    d'un poème. Pierre pourrait sans doute y trouver une
    fin. Si les bras d'Angus pouvaient brasser plus de vent, les
    feuilles seraient plus nombreuses et nous serions débarrassés
    de notre tourment actuel. Nous saurions sans doute la vérité
    sur notre présence ici.


    Un grand oiseau aux couleurs
    éclatantes vient de passer au-dessus de nos têtes.
    Son bec s'est refermé sur deux feuilles. Il arrive
    parfois que nous perdions des messages, ou bien qu'ils nous
    parviennent trop tard. Mais nous ne désespérons
    jamais. Au loin, passe un grand fleuve. Les hommes qui vivent
    sur ses berges sont trop faibles pour venir récolter
    les paroles de l'arbre ; ce sont eux qui ramassent les
    feuilles qui nous ont échappé. On raconte qu'ils
    sont muets, que leurs lèvres exsangues ne peuvent qu'émettre
    de petits cris.




    Un jour prochain, peut-être
    irons-nous aussi rejoindre le fleuve, ou des terres plus fertiles.
    Mais l'arbre hante nos rêves ; nous ne pouvons le quitter.
    Ses yeux morts voient à travers les nôtres. Chaque
    feuille est conservée avec un soin particulier, avec
    amour. Ce qui est écrit sur le Livre ne peut être
    changé. Telle est la Loi première de notre peuple.
    Une fois que la feuille trouve sa place dans le Grand Livre
    d'Aguador, nul ne peut prétendre la bouger. Ainsi,
    nous possédons tous une identité.


    Seuls les poètes comme
    Pierre transgressent la Loi en ajoutant leurs propres mots
    à ceux qui sont imprimés sur les feuilles. Violaine
    et moi n'avons jamais trahi leur secret.
    Le Livre compte aujourd'hui plus de mille
    deux cent trente-trois pages. C'est une idée folle
    en soi que celle de constituer une histoire cohérente
    à partir de mots le plus souvent insensés. Mais
    c'est notre vie, le jeu le plus fou et le plus sérieux
    qui existe sur Aguador. N'oublions pas que le hasard n'existe
    pas ; même si nous croyons assembler les mots selon
    nos désirs, ceux-ci proviennent d'Angus qui ne les
    a pas écrits sans raison.


    Notre mémoire est défaillante,
    et pour tous Aguador reste une énigme. L'arbre est le
    seul lien avec le monde que nous avons quitté, la Terre.



    J'ai pu reconstituer mon aventure
    avec Violaine. Des jours entiers à chercher les mots
    adéquats qui correspondraient à mes rêves.
    Violaine, dont j'ignorais le nom, m'est apparue telle que les
    mots d'encre rouge la décrivaient sur les feuilles d'automne.
    Ses cheveux noirs qui hantaient autrefois mes rêves sont
    aujourd'hui bien réels et son histoire recoupe la mienne.
    De son côté, elle a pu vérifier que c'était
    bien de moi dont l'arbre parlait. Notre rencontre ne doit rien
    au hasard.


    Le vent redouble de force. Je
    sais que l'arbre souffre et crie. Une première branche
    vient de se détacher. Violaine se précipite vers
    elle. Les feuilles qui tombent sont vierges ; pourtant sur l'une
    d'elles est inscrit mon nom. Je me tourne vers Violaine. Une
    incompréhension totale se lit son visage d'ange. Elle
    tente de parler, mais ses balbutiements s'envolent dans le vent
    mauvais.


    D'autres branches sont arrachées
    du tronc de l'arbre. Un à un, les membres d'Angus rejoignent
    la terre qui les a vu naître. Pierre pleure. Ses larmes
    se mêlent aux gouttes de pluie que chasse la bourrasque.




    *




    La Terre fut notre premier habitacle. C'est
    écrit dans le Livre d'Aguador. Nous serions nés
    de la lumière du Soleil fécondant la Terre mère.
    Le Soleil est notre père. Notre sang est pâle et
    notre marche très lente. Notre sang est bleuté.



    L'arbre capte-t-il les messages
    qui tombent des étoiles, tel un récepteur branché
    sur ce monde inconnu ? Emmagasine-t-il ces informations
    dans une sève aux propriétés mnésiques
    ? Compose-t-il ou décompose-t-il dans un but bien précis
    ? Pourquoi ce grand frère connaît-il notre langage
    et comment connaît-il mon nom ?


    Le mystère s'épaissit
    tandis qu'autour de moi les éléments se déchaînent.
    Violaine vient de ramasser une feuille sur laquelle est inscrit
    le mot "enfant". Ses mains tremblent. Elle se presse contre
    moi. L'arbre sait-il aussi qu'elle est enceinte ? Hier encore,
    toutes ces énigmes n'avaient pas de raison d'être
    ; nous avions foi en Angus. Mais l'idée qu'il puisse
    ne pas être éternel fait jaillir en moi l'inquiétude
    et la méfiance la plus profonde. Il ne nous serait jamais
    venu à l'idée, depuis des générations,
    de nous interroger sur notre origine et sur celle du monde,
    mais tout change soudain devant la torture qu'inflige la tempête
    au corps d'Angus.




    *



    Le Livre ne sera pas terminé, j'ai
    en décidé ainsi. Nous réapprendrons à
    lire, à parler. À nous souvenir... Il paraît
    que les hommes d'autrefois parlaient et lisaient de gros livres.



    Je viens d'entendre un effroyable
    cri. J'aperçois le tronc qui se fend sur toute sa longueur
    et s'écrase sur des dizaines de malheureux. Des feuilles
    recouvrent le sol en guise de testament.


    Violaine accourt elle aussi.
    Ses cheveux noirs brillent dans le peu de lumière qui
    tombe sur le sol. Livide, elle se jette dans mes bras. Pierre,
    assis sur un rocher, regarde les lettres qui parsèment
    la terre. La parole de l'arbre se dilue. De longues minutes
    s'écoulent, interminables. Angus gît sur le sol
    de tout son long. Son corps repose en trois morceaux, ses membres
    à quelques mètres de lui font un triste tableau.


    Certains de nos frères
    ont les larmes aux yeux. Pour ma part, je pense être enfin
    guéri de l'angoisse qui m'étreignait avec force
    il y a quelques instants. Je n'ai nulle envie de lire la terre
    en sang.



    Au ciel de lourds nuages s'enfuient,
    des filets de ciel bleu apparaissent peu à peu. A l'horizon
    la terre s'incurve, désertique, dévoilant la rondeur
    de notre planète d'exil. Certains de nos frères
    crient en maudissant le sort qui vient de s'abattre sur Aguador.



    Je m'approche de l'arbre et
    je pense au Livre. Une histoire vient de prendre fin et je n'ai
    pas peur. Quelques oiseaux piaillent en voletant autour du cadavre.
    Les membres d'Angus ne brandissent plus d'injures au ciel ;
    ses énormes racines sont à nu. L'envie me prend
    de plonger mes canines dans cette chair humide. Nous nous étions
    fixés au langage de l'arbre pendant tant de jours. Grand
    prêtre, Angus connaissait notre vie et nous ne le connaissions
    pas. Pourtant, j'avais aimé Violaine bien avant que les
    fruits d'Angus ne me révèlent son nom...



    Violaine se serre davantage
    contre moi et me donne un baiser ; ses lèvres ont un
    goût étrange. Un goût de sang ! Sur ses dents
    coule un liquide rose. Je recule brusquement.


    Je commence à comprendre
    la lente fossilisation qui s'est opérée autour
    d'Angus. J'ai souvent répété que nous étions
    ses yeux. Je réalise enfin qu'il ne s'agissait pas d'une
    image mais de la réalité. Angus s'est certainement
    nourri de notre sang jour après jour, de notre mémoire
    seconde après seconde, tissant notre réalité
    en nous délivrant ses paroles tronquées qui n'étaient
    rien d'autre que des bribes de notre mémoire violée.





    *




    Nos corps résistent mieux aux intempéries.
    Nous ne regrettons plus la disparition de l'arbre. Si la foudre
    ne s'était pas abattue sur Angus, sans doute continuerions-nous
    à écrire le livre de notre mort. Une mort lente,
    que des mains étrangères se seraient appliquées
    à déchiffrer demain pour conclure que la possibilité
    de vivre selon les critères même de l'aléatoire
    ne sont pas négligeables.


    J'aime Violaine et je ne pense
    pas que quiconque personne puisse m'en donner la raison. Je
    me couche sur le sol aux reflets d'or. L'ocre brille sous les
    mille feux du petit soleil d'Aguador. La terre est-elle constituée
    de multiples réseaux captant chaque vibration, analysant
    les organismes en contact avec le sol ?


    J'entrevois soudain l'éventualité
    d'une planète totalement factice !


    Violaine est transfigurée.
    Plus belle que jamais, elle me sourit tandis que Pierre semble
    attendre qu'une dernière feuille volée à
    l'orage vienne mourir à ses pieds. Certes, nous avons
    perdu la mémoire mais nous en connaissons aujourd'hui
    la cause. Nous avions oublié jusqu'à l'existence
    même de la Terre. Nos ancêtres avaient tout prévu,
    sauf que les souvenirs sont tenaces et franchissent les siècles
    comme les intempéries. Ils avaient pensé à
    tout sauf à
    la
    foudre et à la colère des dieux.


    Que reste-t-il d'Angus ?
    Le souvenir d'une existence entièrement vouée
    aux vents... Sans doute serions-nous devenus totalement amnésiques.
    J'aurais pu, chaque jour, redécouvrir l'image du visage
    de Violaine. Une image à aimer, une illusion, un rêve
    ! Et nous, errants et vagabonds, pantins livrés au
    caprice des vents, aurions recomposé le chant d'Angus
    pour nous donner un sens.




    *



    Nous marchons vers le fleuve, le corps penché
    en avant, pliés sous les vents qui s'acharnent à
    nouveau. La poussière d'ocre griffe nos visages; mais
    si la fatigue ne fait que ralentir notre marche, elle ne peut
    l'arrêter. Le fleuve gronde au loin et son reflet serpente
    dans le miroir du ciel. Fleuve immense charriant des tonnes
    d'eau. Des silhouettes se précisent dans la brume matinale.
    La chaleur est étouffante. Le vent rouge enveloppe
    chacun de nous.


    Violaine marche derrière
    moi et porte notre enfant. Pierre s'efforce de siffler une
    mélodie que chantait autrefois Angus quand il jouait
    de ses fausses feuilles. Nous commençons à distinguer
    les premiers visages déformés par les volutes
    d'air chaud.


    Ils paraissent être au
    courant de notre venue. Quelques femmes ferment les yeux;
    des hommes lancent des cris poussifs, mais leur regard semble
    nous ignorer. Ils demeurent immobiles, les yeux rivés
    sur l'eau qui dévale le long de gros rochers gris.
    Je m'approche d'un vieillard recroquevillé sur le sol,
    la tête au bord de l'eau. Quand ma main se pose sur
    son épaule, il se retourne brusquement. Ses yeux sont
    d'un bleu délavé. Son regard brille d'une lueur
    indicible qui m'effraie un moment. Avant qu'il ne s'enfuie,
    j'ai le temps d'apercevoir une ombre qui se précise
    au centre de son iris. Le vieillard court vers un autre homme
    et leurs yeux se reflètent. Je comprends qu'ils peuvent
    lire et communiquer ainsi de l'un à l'autre. Le fleuve
    charrie des tonnes et des tonnes d'images chaque seconde.
    Je n'ose émettre d'hypothèse sur la nature des
    dessins qui apparaissent dans les remous.


    Plus loin, un enfant boit l'eau
    du fleuve dans la coupe de ses mains. De longs cheveux retombent
    sur sa nuque frêle. Il se tourne un instant vers moi.
    Dans ses yeux d'un bleu très clair, les nuages se reflètent,
    le ciel tout entier s'engloutit.


    Des quantités impressionnantes
    d'informations sont traduites par ces hommes réduits,
    jour après jour, à se pencher sur le courant.
    Je sais qu'ils vivaient autrefois près de l'arbre,
    qu'ils ont quitté la terre d'Angus et que l'eau du
    fleuve est pour eux une aubaine.


    Je regarde au loin. La source
    du fleuve se perd dans la montagne. Il nous faudrait une éternité
    pour l'atteindre. Nous pourrions aussi le dévier de
    son cours pour tenter de sauver ces créatures toutes
    vouées au caprice des courants. Mais je n'ai pas le
    droit de penser ainsi, même si je doute de la réalité
    d'Aguador qui ressemble tout à fait à un terrain
    d'étude sur les comportements...


    Je me retourne et, brusquement
    un cri déforme mes lèvres, un cri qui provient
    de ma gorge. Tout en bas, dans la plaine que nous avons quittée,
    il y a un arbre, identique à Angus !


    Violaine et Pierre s'approchent
    de moi. Nous nous regardons sans comprendre. Les hommes du
    fleuve sont près de nous. Nul ne semble affecté
    par ce que nous venons de découvrir. Leurs yeux sont-ils
    uniquement réceptifs aux images qui apparaissent au
    gré des courants ? Peut-être ne nous voient-ils
    même pas !




    *




    Nous avons décidé de quitter
    les rives du fleuve, craignant de devenir comme nos lointains
    cousins. Violaine a mis au monde notre enfant. Il est très
    pâle et refuse de crier, voire de pleurer. Peut-être
    n'a-t-il rien à dire, à moins qu'il ne connaisse
    déjà toute l'histoire du Livre ! Nous continuerons
    à marcher, à lire à même les dessins
    de nos peaux, de nos rides, de nos stigmates, en rejetant
    toute information gratuite. Nous apprendrons à lire
    sur les lèvres de notre enfant muet.


    Pierre et son amie sont repartis
    vivre avec d'autres couples au pied de l'arbre. Au loin le
    vent emporte tout, et notre mémoire continue de pulser
    au cœur de chaque atome d'Aguador, jusque dans la chair de
    notre enfant tatouée d'étranges dessins.



    Je regarde dans la nuit l'étoile
    Soleil qui brille faiblement. Peut-être est-elle déjà
    éteinte ? L'homo Sapiens a-t-il un jour réellement
    existé ? Je ne le crois pas...





    FIN

      La date/heure actuelle est Ven 15 Nov - 14:20