Le coup de la panne, le
truc idiot ! Il me manque trois clopes pour finir ma nouvelle. Je sais
comme je fonctionne, je connais mes manies, mes habitudes. Tout est
réglé. J'y ai veillé. Après, j'irai dormir... Il est tard, très tard.
Trois cigarettes, pas une de plus. Juste le temps de finir cette putain
d'histoire. Mon paquet de Gauloises light est désespérément vide. Et la
voiture de ma femme peut-être pas fermée...
Faut vraiment que je me sente coincé pour que ce genre d'idée me
vienne. En fait, depuis la mort de Jeanne, je ne suis jamais retourné
dans le garage. Je ne me suis jamais hasardé à ouvrir les portières de
sa voiture, et encore moins à fouiller quoi que ce soit dans la maison.
Laver, nettoyer, ranger est pour moi un calvaire. Depuis son accident,
je végète dans le fond du jardin. Un bungalow tout simple avec terrasse
et commodités. Le minimum. Les chiottes, la douche. Le pire pour moi,
c'est d'en être réduit à regarder des films nazes sur une télé pourrie.
Oui, je sais, faut savoir faire son deuil. Mes amis ne cessent de me
répéter cette phrase idiote depuis des mois. Comment c'est déjà ? Les morts avec les morts, et les vivants… avec les vivants. Ou l'inverse. Sauf que là, j'ai l'impression de n'être ni mort ni
vivant. Je suis en manque. Point. Et je sens venir une super idée. Mais sans clope, j'y arriverai jamais…
Jeanne… Blonde, jolie. Bosseuse comme c'est pas possible. Une
battante. Tout l'inverse de moi. Quand j'y pense, elle avait
probablement fini par me prendre pour un gentil glandeur ! La femme
fourmi et l'homme cigale. Sans son salaire qui tombait tous les mois,
on aurait été mal. Enfin, disons qu'on aurait été comme je suis
aujourd'hui. Pas vraiment mal, mais pas vraiment bien non plus. Au RMI,
à devoir galérer tous les jours pour quelques cigarettes hors de prix.
Je l'aimais. Oui, l'amour, hein, c'est bien beau, mais ça suffit pas.
Ça inspire juste des histoires plus ou moins bonnes qu'il faut vendre à
des rapiats peu fréquentables. On a vécu dix ans ensemble et puis elle
s'est foutue en l'air dans un virage – c'était l'époque du travailler plus pour gagner plus. Plus de quoi ? En fait, on ne sait toujours
pas. Les services de police m'ont ramené l'épave de son Opel Corsa et l'ont poussée dans le fond du garage. Tu parles d'un
plus !
Jeanne gardait toujours un paquet de cigarettes dans la portière. Je
devrais tout de même y aller voir. Je l'ai souvent fait avant. Sans même lui en parler. C'était comme une complicité de fait qui m'amusait et m'inspirait. Et puis le garage n'est
pas si loin quand on y réfléchit…
— Salut !
Merde, c'est Patrick. Comment est-il entré ? J'étais tellement perdu
dans mes pensées que je ne l'ai pas entendu arriver. Mon ami prend une
chaise de jardin et s'assied en silence.
— Qu'est-ce que tu fous sur ta terrasse ? demande-t-il. Ça n'a pas l'air d'aller très fort…
— Rien de grave. Je pensais à Jeanne. T'aurais pas une Winfield ?
Patrick sourit. J'aime son éternelle moustache, son catogan et son
front dégarni. Son détachement tranquille. Il porte un T-shirt
blanc, avec une belle rose rouge peinte au niveau du cœur. J'imagine
que c'est une de ses plus récentes créations. Il nous avait parlé de
son projet d'imprimer des T-shirts pour les touristes. En y regardant de plus près, je distingue un prénom qu'il a vaguement
stylisé au pochoir : « Fanny ». C'est le genre de truc qui plaît. Il doit en vendre comme des
petits pains. Suffit d'imprimer le prénom à la demande et de faire son cinéma sur les plages…
— Je ne fume plus, répond-il. C'est de la merde. Tu devrais faire comme moi.
— Arrête, Patrick ! L'inspiration… On a tous nos manies, notre rituel. Toi qui as peint tant de tableaux, tu sais
ce que c'est, non ? Tu fumes encore plus que moi, et il t'arrive même de boire comme…
— Comme quoi ?
Là, je me sens gêné. Je n'ai pas vu mon ami depuis plusieurs jours. Je sais qu'il a rompu avec sa
Fanny et qu'il galère. Imprimer des T-shirts, faire le tour de l'île
sur sa belle moto… Après tout, peut-être a-t-il pris de bonnes
résolutions, comme on dit. Ça arrive de rebondir, n'est-ce pas ?
Moi-même, j'ai failli. C'est vrai que son visage reflète une profonde
sérénité. Je l'ai rarement vu aussi calme… Mais Patrick a toujours été
zen.
— Excuse-moi. Dans le Vaucluse, on levait tous bien le coude en refaisant le monde, non ? Fanny, toi, moi… On était
toujours inspirés, on inventait des histoires de folie. Souviens-toi. Même ici, en Guadeloupe…
— Vaut mieux pas se souvenir, dit Patrick, c'est mauvais. Écoute,
Jipé, je vais t'aider. Je vais t'accompagner dans ce putain de garage
[ c'est curieux, j'ai l'impression d'entendre voyage ]. Je ne te quitterai pas d'un
orteil. Ensuite, je partirai, et tu finiras ta nouvelle… »
C'est la nuit. Surtout pas faire de bruit. Ne pas la déranger dans
son sommeil. Je fais coulisser la porte du garage. La voiture est là,
au fond. On ne voit pas grand chose, mais j'ai décidé de ne pas
allumer. Je tire sur la portière enfoncée. Rien à faire. Le métal est
complètement tordu. J'essaye d'imaginer la violence du choc. Le
pare-brise a explosé, mais je me vois mal m'introduire par là…
— Patrick, tu peux m'aider ?
Mon ami ne répond pas. Sa silhouette se dessine à contre-jour,
immobile, comme figée dans l'entrée. J'hésite un moment, puis je décide
de contourner le véhicule pour tenter ma chance du côté passager.
La portière s'ouvre. Putain… Je suis à l'intérieur. Dans le parfum
de Jeanne qui flotte entre les sièges. C'est un parfum sensuel d'herbe
fraîchement coupée, celui qu'elle aimait. Jeanne, mon cœur, tu es là…
Mes doigts fouillent à l'aveuglette dans le vide-poche, identifient
l'objet magique, l'ouvrent et s'emparent au jugé de trois cylindres.
Ils sont dans ma main. C'est gagné ! Je suis certain d'écrire la suite,
même avec des News rouge. Je vais te la dédier, chérie, cette nouvelle que tu n'espérais plus ! Vite, sortir de là !
Le chant des grenouilles s'est arrêté. Le jour se lève. Des larmes coulent sur mes joues. J'entends
Patrick qui murmure : « Ne pleure pas, mon ami, tu nous rejoindras bientôt. »
La rose s'est épanouie sur sa poitrine. En fait, c'est pas vraiment
une rose. Ça ressemble plus à une tache, à l'explosion d'un cœur
détruit…
J'ai comme un passage à vide. J'ai envie de crier. Tout se met à flotter.
Putain de con, qu'est-ce qu'il a fait ?
Je le cherche. Il n'est plus là.
Et moi ? Je suis seul tout à coup. J'ai envie de balancer ces objets
ridicules, de les écraser sous mon talon et d'oublier, oublier cette
histoire que je voulais écrire.
TOUT OUBLIER !
2.
Le parfum de Jeanne a imprégné ma chemise et mes mains. J'ai toutes
les peines du monde à m'en défaire. Je jette un coup d'œil vers le
haut. La terrasse s'offre aux premiers rayons du jour. Quand je pense
que j'ai vécu là ! Que j'y ai même vécu heureux… J'ai tant de fois
monté cette légère pente bordée de buissons ardents. Tiens, le goyavier
a rendu l'âme définitivement. Jeanne m'avait demandé de le couper mais
j'avais décidé de lui laisser une chance. La nature est si peu
prévisible par ici. On croit les arbres ou les plantes calcinés et, au
bout de trois ou quatre pluies, il y du vert partout. La pli ka tombé, soley ka chofé.
Pourquoi je pense à ça ? Il faudrait aussi repeindre la rambarde et
passer la tondeuse dans les herbes folles. Depuis que je vis dans le
bungalow, derrière, je ne me rends plus compte de rien. J'allume une
cigarette, un de ces putains de clopes gagné contre la peur. Patrick a
raison : c'est de la merde. Mais il faut croire que je satisfais mon
plaisir autant que j'alimente ma propre destruction. Je devrais me
bouger. Si je montais jusqu'en haut ? Juste pour voir.
Fanny m'avait tout de suite plu. J'avais tout de suite aimé la forme de sa bouche et ses cheveux coupés court, son look
d'artiste. Je ne parle pas de sa vulgarité qui m'excitait, mais plus du
personnage qu'elle s'était, au fil des ans, construit. Devant le
portail de l'école, elle attendait souvent ses fils et moi ma femme.
Oui, Jeanne, l'institutrice. La gentille, celle qui sacrifiait sa vie
au bonheur et à l'éducation des enfants. Fanny ne craignait pas de me
toiser. Elle m'avait tout de suite estimé, peut-être même désiré. Mais
elle avait vécu. Bien vécu. J'ai tout de suite eu envie de la baiser.
Moi, le romantique, l'idéaliste sentimental, le poète… Ma queue se
tendait chaque fois qu'elle était là et mon envie d'elle me taraudait
au point de ne plus penser qu'à ça. De Carpentras à Cavaillon,
l'attente n'épuisa jamais mon désir. Je la voulais.
Nous fûmes rapidement invités à dîner,
Jeanne et moi, chez elle et son mari. C'est ainsi que je fis la
connaissance de Patrick.
Patrick peignait et dessinait. Il était doué
pour tout. Dans sa maison construite sur les hauts du village, une
villa dont il avait lui-même tracé les plans, on pouvait découvrir ses
toiles tendues aux endroits élus par lui. Je m'en souviens comme si
c'était hier. De grandes toiles magnifiques, peintes dans un style
réaliste, puissant, très hispanique. En fait, j'appris plus tard que
nos nouveaux amis avaient vécu en Espagne. Ils formaient un couple
étrange. D'aucuns diraient vivant, voire exhibitionniste. Je les ai
toujours suspectés de mettre en scène leurs différends et leurs
querelles pour se mettre en valeur. Dans les pires moments, je les
sentais complices, liés l'un à l'autre par Dieu sait quel obscur
serment qui fortifiait ainsi ma propre inspiration. Je devrais dire
pour être honnête : mon désir de la conquérir, de la baiser et d'en
faire mon amante. Plus il me paraissait génial, plus je la désirais.
J'avais besoin de les savoir en couple et, en même temps, je les
maudissais de me taire les secrets de leur entente !
3.
Je pousse le portail, entre sur la terrasse. Qu'a-t-elle fait de nos
chats ? Les a-t-elle donnés à des amis ou laissés à eux-mêmes ? Ils se
précipitaient toujours vers moi quand je rentrais. La mère, noire et
blanche, et son fils, un gros patapouf un peu peureux que Jeanne avait
fait castrer. Les plantes ont débordé de leur pot en plastique et le
sol est glissant. Les mobiles de ma femme ont été arrachés par les
orages et gisent ça et là sur le sol dallé… Il faudrait tout laver. Je
reconnais la table basse et les chaises tressées, le petit coin que
j'aimais bien et le hamac dans lequel je m'abandonnais souvent avec un
livre. Les portes vitrées sont fermées mais je m'approche pour regarder
à l'intérieur. Je ne vois rien, mais j'entends. J'entends des bruits
étranges et des voix.
Des voix !
Bon dieu ! Ce ne sont pas des voix normales issues d'êtres normaux.
Ça ressemble plus à des râles entrecoupés de cris. Je dois faire
quelque chose, là, maintenant. Je ne rêve pas. Il faut entrer par la
cuisine, par la porte qui ferme mal et que j'avais promis de réparer.
Les cris montent, s'amplifient. Une femme souffre. Mais j'entends mal.
Tout me semble désaccordé, comme dans un cauchemar. La porte s'ouvre.
Je suis dans la maison de Jeanne.
J'avais une gentille femme et
je rêvais d'avenir glorieux. Entendons-nous bien : je l'ai toujours
profondément respectée. Ce n'était pas une vache à lait. Mais j'avais
besoin d'elle. De la regarder vivre sainement, de m'inspirer de sa
droiture, et d'entendre ses mots toujours doux. Hermann Hesse parle
d'escaliers bien cirés, d'intérieurs bien tenus devant lesquels il est
bon de méditer de temps à autre quand on vit dans une chambre de bonne,
à la limite de l'indigence. C'est ainsi que je vivais dans ma tête.
J'écrivais et publiais quelques nouvelles dans des revues
confidentielles, profitais d'un appartement de fonction dans une école
publique et ne désirais rien d'autre, sinon que mes écrits fussent un
jour reconnus.
Patrick m'avait parlé de sa vie, de l'époque où il avait rencontré
Fanny. À Paris, il dirigeait un atelier d'artistes. Et elle était
arrivée de sa province, la bouche en cœur, avec sa valise. Je
l'imaginais plus jeune, encore plus désirable, mais pas moins
innocente… À l'époque, ils avaient brûlé la chandelle par les deux
bouts, tout essayé : les boites échangistes, les campagnes politiques
pas toujours clean.
Il riait, se moquait de tout ça et me parlait de Pasheda, son héros.
Patrick avait écrit une saga héroïque qu'il avait illustrée. Il me
montra tous ses dessins. J'ai même contacté pour lui certains éditeurs,
mais sans grand résultat. Je voulais percer son secret, séduire sa
femme qui se moquait vertement des ambitions littéraires de son mari.
C'est plus tard qu'il m'a montré le
pistolet gisant dans un tiroir de son bureau… C'était une arme ancienne
qui avait appartenu à son père.
Je n'ai jamais aimé les armes. J'ai oublié ce que j'ai dit.
Peut-être n'ai-je même rien dit. Patrick m'a tendu la photo de son père
et j'ai cru le reconnaître lui. Une moustache identique, un visage
comme le sien énigmatique, à la fois chaleureux et distant, toujours
sur la réserve. Il était toujours prêt à s'emporter, à cracher son
venin, ou à rire, à vous prendre dans ses bras comme il prenait
rarement ses enfants. Je ne sais pas si j'ai pleuré. En tout cas,
c'était un moment fort. Le jour commençait à poindre et Jeanne
m'attendait sous notre couette. Comme souvent, elle m'avait laissé en
leur compagnie.
— Il s'est tiré une balle dans le cœur, dit-il. Mon père était
royaliste et dentiste. Une fin noble, sans bavure. Tu sais, Jipé, après
on m'a foutu en internat chez les jésuites, et là j'en ai bavé… Ils
m'ont appris à affronter la réalité. Mais ça m'a fait du bien.
Je restais muet. L'arme dardait son œil noir sur moi. Il me semblait
qu'elle allait éructer sa semence, projeter dans ma chair son plomb
dévastateur. Mon ami a pris l'arme dans sa main.
J'ai crié : « Fanny ! »
C'était bien la pire des stupidités qui me soit jamais venue à l'esprit.
Patrick a ri :
— Ne sois pas idiot. » Il a reposé le pistolet dans son écrin. « Tu
ne vois que son côté solaire. Elle ne peut rien pour toi ni pour
personne. Elle ne vit que pour elle. Chaque jour, elle construit son bizness.
Elle a les yeux rivés sur les tendances du CAC 40. Son neveu, de la
bourse de Londres, lui dit sur quel cheval il faut miser. Qu'est-ce que
tu crois ? Elle a placé son fric dans des actions. Mais son meilleur
placement est dans le foncier. La Bretagne, l'Espagne, le Vaucluse, et
demain vas savoir où ? Elle ne se sent bien nulle part.
— Mais… toi ? ai-je demandé.
— Moi ? Je la suis. Je reste avec elle. Je mets ses maisons en
valeur, arrange tel ou tel truc. Il y a toujours quelque chose à faire.
Elle a besoin de moi, comme moi j'ai besoin d'elle.
4.
Fanny me fascinait. Elle me faisait beaucoup rire. Elle était sans
manière, libérée et d'un abord facile. Dans le village tout le monde
lui parlait. Je suis rapidement devenu l'ami du couple et j'étais
souvent invité. Nous prenions l'apéro sous les pins jusque tard dans la
nuit, parfois en compagnie de Bob, un de leurs amis qui était expert en
assurances. Oui, les accidents automobiles… Passée une certaine heure,
Patrick allait se coucher. Il avait pris l'habitude de se lever tôt le
lendemain. Toujours mille choses à faire. Fanny sortait alors le pichet
de rosé frais et nous parlions de tout, surtout de sexe. Nous étions
bien. Je la draguais comme je pouvais car elle parlait beaucoup. Je
m'emplissais d'elle. En fait, elle devenait une part de moi, ombreuse
et fascinante. J'avais parfois envie d'en finir, de la rejeter tant
elle m'énervait, et en même temps mon désir d'elle me criait de ne plus
attendre, de prendre sa bouche, de pénétrer son corps, d'enfin jouir
avec elle sans mesure.
Patrick nous surprit une fois au bord de
la piscine. Je venais de l'embrasser. Un long baiser profond comme je
les aime. Je me souviens de sa silhouette qui s'approchait. On eût dit
un vieillard. Son visage semblait détruit, comme s'il était sur le
point de rendre l'âme. Il a dit :
— Merci pour ton l'amitié, Jipé. Pendant que je dors, tu baises ma femme !
Quel remarquable comédien ! Quel étonnant metteur en scène ! C'était
comme s'il venait de m'accorder un vrai rôle dans leur jeu. Je devenais
un personnage à part entière, mais aussi un élu. Je n'avais pas encore
baisé Fanny. Il le savait. J'avais à peine franchi la marge de ses
lèvres, caressé de ma langue son palais, arraché de son souffle une
promesse brûlante pour demain.
Ai-je réellement semé les germes qui vinrent à bout de leur union ?
J'hésite à m'accorder une telle importance. Plus le temps passe, plus
j'ai tendance à me considérer comme un moins que rien. Mais une chose
est certaine : je n'ai jamais voulu d'un couple à trois. J'ai toujours
aimé Patrick d'amitié. Et puis, il y avait Jeanne. Pas question de la
quitter pour vivre une quelconque passion. J'ignorais ce qu'elle
pensait, ce qu'elle savait. J'étais simplement bien avec elle. J'avais
besoin de son calme impavide. En fait, j'étais incapable de choisir.
Pourquoi aurais-je choisi ? Tout allait bien.
Quand j'ai baisé Fanny, la première fois, c'était dans le
département voisin, pas loin de la route Jean Moulin. Ils avaient vendu
leur magnifique villa pour faire construire là autre chose. Vous savez
quoi ? Ils ont vécu des mois avec leurs enfants dans un camping-car !
Je les ai vus s'échiner dans la boue, sous la pluie, à faire du camping
le temps que la villa sorte du sol. Une villa provençale magnifique
dont Patrick avait, comme chaque fois, tracé les plans et s'était
réservé un atelier dans l'aile gauche. Face à l'entrée se tiendrait le
bâtiment principal, avec les chambres au premier étage. L'escalier
desservant les chambres d'hôtes s'ouvrirait sur le côté droit. Et
derrière, au bout d'une allée de gravier, il avait imaginé la piscine
avec des vasques de style romain d'où jaillirait une eau limpide.
Tout était beau. La lumière entrait de partout. Patrick avait tendu
ses toiles sur les murs blancs. Il m'arrivait d'aider Fanny à faire les
lits des chambres d'hôtes. Et j'ai vécu des moments inoubliables où
tous les invités s'aspergeaient d'eau. On se prenait à bras le corps
pour se jeter dans la piscine. Tout le monde criait, riait, hurlait. Le
soir, pastis et rosé coulaient à flot. Nous refaisions fébrilement le
monde avec des Normands, des Espagnols, des Grecs et même des Anglais.
Fanny savait faire. Elle régnait sur son petit monde.
Je l'ai enfin
aimée sous la douche, brutalement. Rien de très romantique. En fait,
c'est elle qui est venue me rejoindre sous le jet. Elle a défait ses
rares vêtements puis s'est collée à moi, avide et impatiente. Je l'ai
prise debout, contre le mur. Le porte-savon lui meurtrissait le dos,
mais ça ne la gênait pas le moins du monde. Elle répétait :
« Baise-moi, baise-moi, enfonce-moi ta queue profond… »
Patrick a su. C'est certainement alors qu'il a décidé de venger sa
fierté. Il a toujours été patient. Même dans la mort.
5.
La cuisine. Le four. Le plan de travail et les couteaux. Je m'empare
d'un couteau à viande et me précipite vers la chambre. Pourquoi la
chambre ? J'en sais rien. Je ne me pose plus aucune question. Les cris
redoublent. Une femme est en train de jouir. Puissamment. Elle ne
souffre pas, oh, non ! C'est un cri de bonheur, assourdissant, et qui
fait mal. Un cri qui résonne, emplit tout, n'en finit pas. Je traverse
le salon et pousse la porte de notre chambre.
Les volets sont tirés et je jour entre
à peine. Ils ont signé un pacte entre morts pour se venger, pour me
détruire. Ils sont là, allongés sur le lit, derrière le voile de la
moustiquaire, à copuler dans la pénombre ! Dressé au-dessus d'elle,
Patrick la pénètre. Il est vêtu du costume ridicule de son héros. Elle
est entièrement nue et j'ai peine à reconnaître le corps de celle que
j'ai aimée. Jeanne ! Ses chairs meurtries par l'accident s'offrent à
lui, se déchirent sous ses coups de boutoir, libèrent des sanies. Le
sexe de son amant est énorme, guerrier, resplendissant. Elle le prend
dans sa bouche pourrissante et le suce avec volupté. Ses dents tombent
en même temps que le pare-brise explose au ralenti. Double crash
dans son ventre. Elle râle comme une chienne repue. Il a enfin éjaculé.
Son con le supplie d'entrer encore et encore, de lui donner l'extase.
Lui me regarde, impitoyable, et caresse le corps que l'accident a
ravagé. Le parfum d'herbe coupée a disparu depuis longtemps. Seule la
puanteur des corps décomposés baigne la chambre. J'ai déchiré le voile.
Aucune haine. La lame tranche, lacère leurs chairs pourries que j'évite
de toucher. Leur sang jaillit, se mêle et noircit le matelas. Jeanne me
regarde une dernière fois, comme pour me supplier. Le couteau tranche
ce qui reste de sa beauté. Sa tendre gorge libère un flot de cafards
translucides. Pour elle, c'est fini.
Patrick brandit vers moi l'arme de son
héros. C'est une épée ridicule qui fait penser à ces fabrications
enfantines mal foutues, un de ces trucs en bois ou en carton qui ne
tuerait pas une mouche et encore moins un poulet. Je trouve la force de
crier : « Salut, noble Pashéda ! » avant d'enfoncer le couteau à viande
dans sa poitrine. Tout empeste, la couche est devenue immonde. Je vois
des scolopendres et des vers se frayer un chemin dans leurs restes.
Je demeure un long temps immobile, sonné,
prêt à hurler pour effacer toutes ces horreurs. Mais le cri ne vient
pas. Il est temps de partir. J'ai envie de refaire ma vie ailleurs. Je
ne vais pas mettre le feu à la maison, pourtant j'en ai envie. Elle
sera vendue avec le bungalow. Quelque chose me dit même que le couple
qui s'y installera aura quelque problème… Mais c'est sans importance,
j'ai des idées. Plein d'idées. Rien que pour moi. Je vais retourner en
Provence où j'ai gardé quelques amis…
Fanny me rejoindra peut-être un jour.
Les morts avec les morts et les vivants avec les vivants !
FIN