La plus grande mosquée du monde dans le pays des harraga
par Lahouari Addi
Le ministre des Affaires religieuses et des Waqfs a annoncé, la semaine dernière, que l'appel d'offres national et international pour la construction de la mosquée d'Alger sera lancé le 23 février 2010.
Il s'agit de
l'une des plus grandes mosquées au monde avec une capacité de 100.000 fidèles
pour la prière. Selon des informations publiées par la presse nationale, le
coût du projet est estimé à cinq milliards de dollars, soit trente huit mille
cinq cents milliards de centimes!
L'énormité de cette somme pour la construction d'un lieu de culte devrait inciter le
gouvernement à consulter la population par voie de référendum. Le mot
consultation a pour équivalent en arabe «shoura», concept dont le contenu
sémantique révèle les possibilités de la société musulmane d'imaginer et de
construire la démocratie basée sur le vote populaire. S'il y a un contexte où
ce concept islamique est approprié, c'est bien celui-ci, un contexte du choix
entre améliorer les conditions de la vie quotidienne ou bâtir un temple
religieux. Il appartient à la population d'indiquer l'équilibre qu'elle
souhaite entre les «ibadates» et les «mou'amalates», après un débat dans les
médias publics et privés. La question a, évidemment, des implications relatives
à l'arbitrage dans l'utilisation des finances publiques, mais aussi dans la
conception de l'éthique et du sacré en Islam.
La dimension économique Par rapport au
PNB - l'agrégat qui mesure la richesse annuelle du pays - la somme destinée à
la mosquée d'Alger est élevée. En effet, cinq milliards de dollars, soit 385
milliards de dinars consacrés à un projet qui ne crée pas d'emplois et qui n'a
aucun rapport avec la production de biens ou de services, est une somme élevée
dans un pays où le chômage des jeunes se situe entre 20% et 50% selon les
régions, où le pouvoir d'achat des salaires est le plus faible du pourtour
méditerranéen, où la crise du logement touche 30% de la population. Il aurait
été plus sage d'utiliser cette somme pour réévaluer le dinar afin de faire
baisser les prix des biens de consommation ou encore la consacrer à éradiquer
les bidonvilles à Alger, en premier ceux de Diar El-Mahçoul dont les habitants
se sont soulevés, il y a trois mois. Les besoins sont si grands et la société
est si pauvre qu'il est aisé d'imaginer où investir l'argent, si tant est que
le gouvernement est soucieux de la population.
Il y a, cependant, un aspect supplémentaire
qui rend ce projet discutable: il sera financé par la diminution du pouvoir
d'achat des consommateurs. En effet, les revenus de l'Etat proviennent,
essentiellement, de l'exportation des hydrocarbures, mais aussi de la faiblesse
du dinar qui a amputé le pouvoir d'achat. Quand l'Etat perçoit un dollar de la
vente des hydrocarbures, le Trésor lui donne 77 dinars. Cette parité du dinar
fait augmenter tous les prix des biens de consommation, qu'ils soient importés
ou fabriqués localement. Par conséquent, l'excédent, anormalement élevé, des
recettes de l'Etat est financé en partie par la perte du pouvoir d'achat. Et
c'est ainsi que le gouvernement, croyant avoir des surplus financiers, se
permet de construire la plus grande mosquée du monde. Cela revient à dire que
la mosquée d'Alger est financée, en partie, par la baisse du pouvoir d'achat
des consommateurs. C'est ce que décrit le proverbe populaire «men lahaytou
bakharlou». Il est vrai qu'en Islam, construire une mosquée procure des
«hassanat», à la condition, cependant, que ce ne soit pas avec l'argent
d'autrui. M. Ghlamallah, le ministre des Wakfs, cherche des «hassanat» pour le
gouvernement avec l'argent des autres. Au regard de l'éthique musulmane, c'est
illicite. «La yajouz», comme on disait dans les années 1990.
Si l'Algérie veut avoir la plus grande mosquée
du monde, il faudra alors lancer une souscription et lever des fonds privés en
sollicitant ceux à qui profite l'import-import. Et même là, il faudra que le
gouvernement pose comme condition que l'appel d'offres ne soit ouvert qu'aux
entreprises nationales.
L'Algérie ne produit pas ce qu'elle consomme,
et s'il faut faire appel à des étrangers pour la construction de mosquées,
c'est le comble. Si les étrangers doivent aider à accomplir les «ibadates» en
contrepartie de devises, c'est que le sous-développement mental et culturel a
atteint des dimensions alarmantes.
L'Islam est une religion de «mou'amalates»
En Islam, la
prière à la mosquée n'est pas obligatoire, bien qu'elle soit recommandée, à
l'exception de celle de l'Aïd. Ce fait, à lui seul, montre que l'Islam est une
religion simple, qui ne donne pas d'importance au culte, au rituel, au
sacrement. C'est une religion de «mou'amalates» dont le croyant doit
s'acquitter dans un esprit de justice, de respect pour les autres et de
solidarité. Les «Ibadates» ne sont là que pour rappeler le fondement moral des
«mou'amalates». La crise des sociétés musulmanes est telle que l'on rencontre
des gens pratiquer les «Ibadates» pour se faire pardonner des comportements
immoraux. Tel fonctionnaire corrompu qui va à La Mecque pour que Dieu lui
pardonne; tel commerçant malhonnête qui fréquente la mosquée pour se donner
bonne conscience! Même le gouvernement n'échappe pas à cette
instrumentalisation des «Ibadates» pour cacher l'insuffisance de sa politique
économique et sociale. A travers le projet de la mosquée d'Alger, il cherche à
gagner la sympathie des croyants, pensant faire un investissement politique -
payé avec l'argent de la collectivité - dont la finalité est de faire oublier
la corruption et la cherté de la vie. La vocation d'un Etat moderne est de se
soucier des «mou'amalates» et de laisser les «Ibadates» aux croyants.
L'instrumentalisation du sacré pour cacher le
déficit de légitimité et l'échec de la gestion de l'espace public est contraire
à l'éthique islamique qui refuse que la foi des croyants soit utilisée à des
fins de pouvoir ou à des fins d'enrichissement personnel. Les oulémas
réformistes de la Nahda
reprochaient au maraboutisme de faire de la foi une source de privilèges
sociaux et matériels, et aussi de détourner les croyants des «mou'amalates». Il
faut croire que la Nahda
n'a réussi qu'à moitié puisque le maraboutisme s'est reproduit sous d'autres
formes, y compris dans les sphères de l'Etat.
Il est intéressant de citer, à cet effet,
l'expérience de la chrétienté occidentale qui a connu une fracture au XVIe
siècle. A l'époque, l'Eglise vendait des certificats d'accès au Paradis (les
Indulgences) ! Rien que çà. Un prêtre du nom de Martin Luther, outré par cette
pratique, a dénoncé le Pape l'accusant d'être le diable, donnant ainsi
naissance au Protestantisme. Selon de nombreux penseurs, le Protestantisme
s'est rapproché de l'Islam en abolissant la médiation entre Dieu et le croyant,
et en donnant de l'importance aux «mou'amalates» dans sa critique véhémente des
oeuvres (les Ibadates). Le sociologue allemand Max Weber considère que la
modernité a été enclenchée par le Protestantisme, et l'anthropologue
britannique Ernest Gellner estime que le Protestantisme est similaire à l'Islam
puritain, celui prôné par les réformistes de la Nahda. Mais malgré les
efforts de ces derniers, la religiosité a, encore une fois, pris le dessus sur
l'esprit religieux. Il est grand temps de ré-ouvrir les portes de l'Ijtihad.
Quand à la mosquée d'Alger, le projet doit attendre jusqu'à ce que la société
soit à l'aise en termes d'emplois, de logements et de couverture sanitaire.