Hafsa Bisker : Moudjahida, pharmacienne, militante des droits des femmes
Hafsa la pharmacienne, Hafsa l’antihéroïne
« Les dirigeants ont promis qu’ils tiendraient leurs promesses. Entendez par là qu’ils ne sont pas près de les lâcher. »
Coluche
D’emblée, on apprécie la sobriété et le charme du trait, le visage avenant de Hafsa avec cette propension à citer, non sans une charge émotionnelle et affective, son papa, comme elle se plaît à le désigner au détour d’une phrase ou d’un fait vécu. Son père lui a inculqué les vertus du savoir et lui a transmis son éducation. Et en guise de reconnaissance, Hafsa le cite chaque fois avec beaucoup de tendresse et de respect. Du reste, l’empreinte de Hadj Aïssa, si elle est évidente sur la famille, aura aussi marqué toute une génération à Bou Saâda et ailleurs par sa culture, sa générosité et son sens du devoir. Les Bisker ont une longue histoire qui a croisé celle de l’Emir Abdelkader. Lors de l’installation de l’Emir en Syrie, défense lui fut faite par la France, ainsi qu’à ses enfants, de remettre les pieds sur le sol algérien. Mais la France, ayant apprécié le rôle hautement humanitaire joué par l’Emir qui a sauvé les chrétiens du massacre en Syrie, autorisa ses enfants à retourner en Algérie.
C’est ainsi que l’Emir El Hachemi, fils de l’Emir, regagnait l’Algérie en 1894 après la mort de son glorieux père. Celui-ci, sentant ce désir dans le cœur de son fils, lui dit un jour : « Si tu dois retourner au cher pays natal, je te conseille de te diriger vers Bou Saâda où je conserve encore de fidèles amis parmi les Cherif et les Bisker. » En effet, deux frères, Hadj Mohamed et M’hamed, fils de Kouider Ben Bisker, se rendirent à Damas pour passer plus d’un mois auprès de l’Emir Abdelkader lors de leur pèlerinage à La Mecque et à El Qods. Celui-ci les traita en hôtes de marque, en raison de l’aide que leur avait fournie leur père Kouider dans le saint combat mené contre l’envahisseur.
Derrière son regard déterminé d’une intellectuelle engagée, Hafsa nous retrace les étapes de sa vie où, à 20 ans, la tête pleine de projets, elle n’a pas hésité pourtant à rejoindre le maquis. Dans le contexte qui était le nôtre, ce n’était pas évident. Hafsa Bisker est née le 7 mai 1933 à Bou Saâda, issue d’une famille de lettrés, dont le grand-père, Mohamed, poète, journaliste, disciple de Ben Badis, Mohamed Abdou, Djamel El Afghani, a contribué, à sa manière, à insuffler une nouvelle dynamique à la Nahda pour tenter de sortir le monde arabe de sa léthargie. Il écrivait dans El Bassaïr et sa signature était un couteau boussaâdi.
Aïssa, son père, était un personnage à Bou Saâda. Doté d’une large culture, il incarnait bien la trajectoire incomparable des Bisker. « Il enseignait les maths et les sciences au cours complémentaire. Mohamed Boudiaf a été l’un de ses élèves. Moi, j’ai fait l’école primaire des Plateaux à Bou Saâda, avant de joindre Alger où mon père avait été nommé inspecteur par les oulémas. ll dispensait ses cours à l’école Sarrouy et a eu comme élèves Bentoumi Amar, Oucharef, Kaddache, Gadiri, Derouiche et bien d’autres, devenus par la suite des hommes illustres. J’ai étudié à l’école Chabiba, à la rampe Valée, sous la direction de Cheikh Athmane. L’une de mes camarades, qui est restée une grande amie, est Mme Abane Izza Bouzekri. »
Hafsa rejoint l’école de Fontaine fraîche dès le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale. Le climat tendu dans la capitale inquiète et dissuade sa famille qui part à Aïn Lahdjel, « où les aléas de la guerre sont plus supportables ». Dans cette ville, située entre Sidi Aïssa et Bou Saâda, Hafsa effectue son cursus scolaire classique dans une école rurale. « Les journées étaient éprouvantes, avec un régime draconien à la stalinienne. On se levait à 5h du matin pour aller réciter le Coran et accomplir la prière du fadjr. On revenait à l’école où les cours étaient dispensés de 7h30 à 12h. On y retournait après la prière du dhor, jusqu’au crépuscule. On était lessivées, complètement épuisées. » A la fin de la guerre, la famille retourne à Alger, où son père officiait à l’Ecole de l’Allée des Mûriers, à Belcourt. Mais, deux ans plus tard, il est muté à Bou Saâda où Aïssa est promu directeur en remplacement de Grimal. « C’était un tournant pour l’enseignement dans cette ville où les indigènes, réduits à des citoyens de seconde zone, seront réhabilités et verront s’offrir à eux davantage de chances de réussite », nous dit Djamel, frère cadet de Hafsa.
A Alger, Hafsa passe avec succès son brevet au lycée de Maison carrée, devenu lycée Ourida Meddad, « l’une des premières filles que j’ai recrutées au sein de l’Organisation ».
Une brillante élève
« Au lycée, les disparités étaient flagrantes et les colons concevaient mal la présence d’une Arabe, à tel point qu’ils exploitaient le moindre prétexte pour me décourager. Par exemple, la directrice m’avait imposé l’arabe dialectal à l’examen, alors que j’avais opté pour l’anglais. » En 1951, Hafsa passa avec brio le probatoire du bac en sciences élémentaires, ce qui lui ouvre les portes du lycée Fromentin (Descartes), où elle décroche la deuxième partie du baccalauréat. « Je voulais faire médecine, mais mon père ne voulait rien entendre. Jugeant cette spécialité à risques pour une femme obligée d’être sur ses gardes même la nuit pour les cas urgents.
Compte tenu des considérations de l’époque, et surtout du statut insignifiant de la femme, cette projection était une vue de l’esprit considérée par les mâles comme une atteinte aux valeurs ancestrales. Mon père me suggéra de faire de l’enseignement. Mais ce n’était pas ma vocation. Je voulais à tout prix être au service de ces femmes malheureuses, délaissées, au bord du désespoir. Finalement, j’ai dû accepter la proposition de mon père. J’ai enseigné une année à l’école de filles de Bou Saâda. A l’époque, une femme ne sortait pas sans voile. Imaginez ma position. Cela a été une révolution, mais c’était pénible. Mon père s’en est rendu compte. Il a vu que je m’ennuyais, alors il m’a débrouillé un stage en pharmacie que j’effectuais en parallèle à l’enseignement. En 1953, je remonte sur Alger pour passer l’examen de pharmacie, en priant Dieu de me compter parmi les ‘‘recalé(e)s’’, tant je tenais à la médecine. Finalement, j’ai réussi et j’ai dû me résoudre à mon sort. C’était mon destin ! »
Les conseils de Abane
« On habitait à Notre-Dame d’Afrique, et comme j’étais une lectrice acharnée, j’ai lu sur le journal, au printemps 1954, la déconfiture de Dien Bien Phu et la débandade française. Je me suis dit : ‘‘qu’est-ce qu’on attend pour leur donner le coup de grâce ?’’ J’étais déjà psychologiquement préparée et lorsque la déflagration du 1er Novembre se produisit, j’étais folle de joie en compagnie de mon amie Izza Bouzekri, avec laquelle on s’était échinées à trouver une alternative pour entrer dans l’organisation. Izza, devenue Mme Abane, trouve un contact, et, dès juillet 1955, on était dans la Révolution. On a activé avec Amara Rachid, Lounis, Sabor, Taouti, etc. J’activais à Alger au sein du fln. Je recrutais les jeunes filles disposées à entrer dans la lutte.
Le siège des sœurs blanches, au-dessus de la fac centrale, était notre port d’attache qui n’éveillait aucun soupçon. C’est là que j’ai rencontré Kebaïli Ouassila et Ourida Meddad. C’étaient des lycéennes. Je les ai fait rentrer au fln. c’est par le biais de Amara que j’ai connu Abane Ramdane. J’activais dans un réseau. Abane et Ben M’hidi avaient voulu donner corps à la Révolution en incitant les étudiants à se présenter aux élections de l’ugema. Ça a été une révolution, un véritable plébiscite. On aurait dit que les Algériens n’attendaient que ça. Le président élu était Benyahia. Zoulikha Bekadour, qui était en propédeutique, a été élue trésorière et moi en qualité de secrétaire générale. C’était une aubaine pour moi, une chance extraordinaire, mais aussi une couverture pour mes activités militantes.
On a organisé des conférences, des débats à la salle des Actes et la Robertsau avec des musiciens, des artistes. On s’est réappropriés la parole. J’envoyais tous les documents aux organisations internationales pour les alerter sur toutes les exactions, toutes les atrocités commises par l’occupant français. A un moment, le vase a débordé, on ne pouvait plus reconnaître la France. On n’allait tout de même pas encadrer des cadavres ! Abane m’avait mise en contact avec Nassima Hablal et Izza, tout en me suggérant d’opter pour la clandestinité afin d’assurer ma sécurité... J’étais hébergée chez une famille française progressiste, les Coudre, dont le mari était surveillant général à l’Ecole normale de Bouzaréah.
En mai 1956, j’ai pris le maquis. A Bordj Menaïel, j’ai rencontré Si Salah Zamoun, ainsi que M’hamed Bouguerra à Palestro, qui voulait que je reste dans la région, mais pour une question d’efficacité je voulais activer ailleurs pour être plus utile. En septembre 1956, après le congrès de la Soummam, j’ai rencontré Si Cherif Mellah à Berrouaghia. Je m’occupais des blessés. Je les soignais. J’étais carrément autonome dans mon infirmerie ambulante. J’ai mis à contribution toutes les relations de mon père pour m’approvisionner en médicaments. Pour soulager les grandes douleurs, le somnifère était toujours sur moi, je peux témoigner qu’il y avait des massacres terribles infligés aux familles hébergeantes.
On m’avait chargée de former des infirmières pour les premiers soins d’urgence du côté des Douayer. Je changeais de prénom à chaque fois, à telle enseigne que l’ennemi a cru à l’existence de plusieurs infirmières. Ça les a complètement déroutés. Comme j’étais recherchée, je me réfugiais chez ma tante à Aïn Boucif. La situation se compliquait. Mon père, Aïssa, a été relevé de ses fonctions et expulsé. comme j’étais activement recherchée, le fln m’a demandé de partir. En 1958, je pars à Lyon puis en Suisse pour joindre la Tunisie où j’étais surveillante dans un lycée, alors que papa enseignait dans un établissement à Djendouba. Je me suis inscrite en droit tout en poursuivant mes études en physique-chimie biologie ».
Secrétaire générale de L’UGEMA
Hafsa active au bureau de l’ugema à Tunis. Invitée en tant que membre observateur au congrès de l’uget à Monastir, l’Ugema s’illustre à travers Hafsa qui réplique sèchement à Bourguiba qui avait répondu méchamment au mémorandum du Dr Lamine Debaghine. Elle poursuivra son combat jusqu’à l’indépendance, et elle ouvrira une pharmacie à Bab El Oued, qu’elle fermera pendant une année, en 1964, pour protester contre les propos irresponsables de Ben Bella qui avait déclaré que « la place n’était plus au stylo mais à la pelle », peu après avoir commis cette autre ineptie appelant le peuple à aller « dégraisser dans les hamams les bourgeois. » Hafsa goûte à une paisible retraite depuis 1989. Parler avec elle du statut de la femme ? Son exaspération n’a rien d’un coup de sang, ses paroles ne sont pas prononcées sous le coup de l’emportement.
Depuis toujours, elle s’échine à lutter contre les inégalités avec un œil critique qui ne plaît pas forcément aux décideurs. Le combat qu’elle a mené est aussi intimement lié à celui de la femme, fait-elle savoir, en continuant à servir, bon an mal an, la cause et se méfiant toujours de l’instrumentalisation politique qu’on en fait. « Vous savez, les balles de l’ennemi n’ont pas choisi les poitrines des hommes et des femmes qui sont morts vaillamment au champ d’honneur. La femme est l’un des piliers de la société. Elle n’est pas égale, mais le complément de l’homme. Actuellement, il y a beaucoup d’entraves pour l’émancipation de la femme. Le code de l’infamie n’est pas juste. Mettez-vous à la place de la femme répudiée après 40 ans de mariage et qui se retrouve à la rue atrocement seule au ban de la société. Il faut que cela change, même si des avancées appréciables ont été faites. En tout cas, j’estime que notre combat n’a pas été un simple coup d’épée dans l’eau. Il n’a pas été vain même si nous constatons des dérives regrettables. »
htahri@elwatan.com
Parcours : Née en 1933 à Bou Saâda, Hafsa Bisker a bientôt 77 ans, et garde toujours la même verve et la même détermination. A 20 ans, elle s’engage dans la Révolution. Ni son statut d’infériorité par rapport aux hommes ni les rigueurs des maquis ne la découragent. Elle s’acquitte convenablement de ses missions. Intellectuelle, elle a décroché son bac au début des années cinquante, elle mettra son savoir au service des autres, notamment les plus démunis pour lesquels elle s’est battue et continue de se battre. Militante des droits des femmes, elle s’en prend au code de « l’infamie » qui est loin de régler les problèmes auxquels est confrontée la gent féminine. Pour elle, la femme est le complément de l’homme et, pour avancer, une société a besoin de ses deux jambes. Pharmacienne à Bab El Oued, elle a tenu son officine durant de longues années avant de prendre sa retraite en 1989.
Par Hamid Tahrihttp://www.elwatan.com/Hafsa-la-pharmacienne-Hafsa-l
Hafsa la pharmacienne, Hafsa l’antihéroïne
« Les dirigeants ont promis qu’ils tiendraient leurs promesses. Entendez par là qu’ils ne sont pas près de les lâcher. »
Coluche
D’emblée, on apprécie la sobriété et le charme du trait, le visage avenant de Hafsa avec cette propension à citer, non sans une charge émotionnelle et affective, son papa, comme elle se plaît à le désigner au détour d’une phrase ou d’un fait vécu. Son père lui a inculqué les vertus du savoir et lui a transmis son éducation. Et en guise de reconnaissance, Hafsa le cite chaque fois avec beaucoup de tendresse et de respect. Du reste, l’empreinte de Hadj Aïssa, si elle est évidente sur la famille, aura aussi marqué toute une génération à Bou Saâda et ailleurs par sa culture, sa générosité et son sens du devoir. Les Bisker ont une longue histoire qui a croisé celle de l’Emir Abdelkader. Lors de l’installation de l’Emir en Syrie, défense lui fut faite par la France, ainsi qu’à ses enfants, de remettre les pieds sur le sol algérien. Mais la France, ayant apprécié le rôle hautement humanitaire joué par l’Emir qui a sauvé les chrétiens du massacre en Syrie, autorisa ses enfants à retourner en Algérie.
C’est ainsi que l’Emir El Hachemi, fils de l’Emir, regagnait l’Algérie en 1894 après la mort de son glorieux père. Celui-ci, sentant ce désir dans le cœur de son fils, lui dit un jour : « Si tu dois retourner au cher pays natal, je te conseille de te diriger vers Bou Saâda où je conserve encore de fidèles amis parmi les Cherif et les Bisker. » En effet, deux frères, Hadj Mohamed et M’hamed, fils de Kouider Ben Bisker, se rendirent à Damas pour passer plus d’un mois auprès de l’Emir Abdelkader lors de leur pèlerinage à La Mecque et à El Qods. Celui-ci les traita en hôtes de marque, en raison de l’aide que leur avait fournie leur père Kouider dans le saint combat mené contre l’envahisseur.
Derrière son regard déterminé d’une intellectuelle engagée, Hafsa nous retrace les étapes de sa vie où, à 20 ans, la tête pleine de projets, elle n’a pas hésité pourtant à rejoindre le maquis. Dans le contexte qui était le nôtre, ce n’était pas évident. Hafsa Bisker est née le 7 mai 1933 à Bou Saâda, issue d’une famille de lettrés, dont le grand-père, Mohamed, poète, journaliste, disciple de Ben Badis, Mohamed Abdou, Djamel El Afghani, a contribué, à sa manière, à insuffler une nouvelle dynamique à la Nahda pour tenter de sortir le monde arabe de sa léthargie. Il écrivait dans El Bassaïr et sa signature était un couteau boussaâdi.
Aïssa, son père, était un personnage à Bou Saâda. Doté d’une large culture, il incarnait bien la trajectoire incomparable des Bisker. « Il enseignait les maths et les sciences au cours complémentaire. Mohamed Boudiaf a été l’un de ses élèves. Moi, j’ai fait l’école primaire des Plateaux à Bou Saâda, avant de joindre Alger où mon père avait été nommé inspecteur par les oulémas. ll dispensait ses cours à l’école Sarrouy et a eu comme élèves Bentoumi Amar, Oucharef, Kaddache, Gadiri, Derouiche et bien d’autres, devenus par la suite des hommes illustres. J’ai étudié à l’école Chabiba, à la rampe Valée, sous la direction de Cheikh Athmane. L’une de mes camarades, qui est restée une grande amie, est Mme Abane Izza Bouzekri. »
Hafsa rejoint l’école de Fontaine fraîche dès le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale. Le climat tendu dans la capitale inquiète et dissuade sa famille qui part à Aïn Lahdjel, « où les aléas de la guerre sont plus supportables ». Dans cette ville, située entre Sidi Aïssa et Bou Saâda, Hafsa effectue son cursus scolaire classique dans une école rurale. « Les journées étaient éprouvantes, avec un régime draconien à la stalinienne. On se levait à 5h du matin pour aller réciter le Coran et accomplir la prière du fadjr. On revenait à l’école où les cours étaient dispensés de 7h30 à 12h. On y retournait après la prière du dhor, jusqu’au crépuscule. On était lessivées, complètement épuisées. » A la fin de la guerre, la famille retourne à Alger, où son père officiait à l’Ecole de l’Allée des Mûriers, à Belcourt. Mais, deux ans plus tard, il est muté à Bou Saâda où Aïssa est promu directeur en remplacement de Grimal. « C’était un tournant pour l’enseignement dans cette ville où les indigènes, réduits à des citoyens de seconde zone, seront réhabilités et verront s’offrir à eux davantage de chances de réussite », nous dit Djamel, frère cadet de Hafsa.
A Alger, Hafsa passe avec succès son brevet au lycée de Maison carrée, devenu lycée Ourida Meddad, « l’une des premières filles que j’ai recrutées au sein de l’Organisation ».
Une brillante élève
« Au lycée, les disparités étaient flagrantes et les colons concevaient mal la présence d’une Arabe, à tel point qu’ils exploitaient le moindre prétexte pour me décourager. Par exemple, la directrice m’avait imposé l’arabe dialectal à l’examen, alors que j’avais opté pour l’anglais. » En 1951, Hafsa passa avec brio le probatoire du bac en sciences élémentaires, ce qui lui ouvre les portes du lycée Fromentin (Descartes), où elle décroche la deuxième partie du baccalauréat. « Je voulais faire médecine, mais mon père ne voulait rien entendre. Jugeant cette spécialité à risques pour une femme obligée d’être sur ses gardes même la nuit pour les cas urgents.
Compte tenu des considérations de l’époque, et surtout du statut insignifiant de la femme, cette projection était une vue de l’esprit considérée par les mâles comme une atteinte aux valeurs ancestrales. Mon père me suggéra de faire de l’enseignement. Mais ce n’était pas ma vocation. Je voulais à tout prix être au service de ces femmes malheureuses, délaissées, au bord du désespoir. Finalement, j’ai dû accepter la proposition de mon père. J’ai enseigné une année à l’école de filles de Bou Saâda. A l’époque, une femme ne sortait pas sans voile. Imaginez ma position. Cela a été une révolution, mais c’était pénible. Mon père s’en est rendu compte. Il a vu que je m’ennuyais, alors il m’a débrouillé un stage en pharmacie que j’effectuais en parallèle à l’enseignement. En 1953, je remonte sur Alger pour passer l’examen de pharmacie, en priant Dieu de me compter parmi les ‘‘recalé(e)s’’, tant je tenais à la médecine. Finalement, j’ai réussi et j’ai dû me résoudre à mon sort. C’était mon destin ! »
Les conseils de Abane
« On habitait à Notre-Dame d’Afrique, et comme j’étais une lectrice acharnée, j’ai lu sur le journal, au printemps 1954, la déconfiture de Dien Bien Phu et la débandade française. Je me suis dit : ‘‘qu’est-ce qu’on attend pour leur donner le coup de grâce ?’’ J’étais déjà psychologiquement préparée et lorsque la déflagration du 1er Novembre se produisit, j’étais folle de joie en compagnie de mon amie Izza Bouzekri, avec laquelle on s’était échinées à trouver une alternative pour entrer dans l’organisation. Izza, devenue Mme Abane, trouve un contact, et, dès juillet 1955, on était dans la Révolution. On a activé avec Amara Rachid, Lounis, Sabor, Taouti, etc. J’activais à Alger au sein du fln. Je recrutais les jeunes filles disposées à entrer dans la lutte.
Le siège des sœurs blanches, au-dessus de la fac centrale, était notre port d’attache qui n’éveillait aucun soupçon. C’est là que j’ai rencontré Kebaïli Ouassila et Ourida Meddad. C’étaient des lycéennes. Je les ai fait rentrer au fln. c’est par le biais de Amara que j’ai connu Abane Ramdane. J’activais dans un réseau. Abane et Ben M’hidi avaient voulu donner corps à la Révolution en incitant les étudiants à se présenter aux élections de l’ugema. Ça a été une révolution, un véritable plébiscite. On aurait dit que les Algériens n’attendaient que ça. Le président élu était Benyahia. Zoulikha Bekadour, qui était en propédeutique, a été élue trésorière et moi en qualité de secrétaire générale. C’était une aubaine pour moi, une chance extraordinaire, mais aussi une couverture pour mes activités militantes.
On a organisé des conférences, des débats à la salle des Actes et la Robertsau avec des musiciens, des artistes. On s’est réappropriés la parole. J’envoyais tous les documents aux organisations internationales pour les alerter sur toutes les exactions, toutes les atrocités commises par l’occupant français. A un moment, le vase a débordé, on ne pouvait plus reconnaître la France. On n’allait tout de même pas encadrer des cadavres ! Abane m’avait mise en contact avec Nassima Hablal et Izza, tout en me suggérant d’opter pour la clandestinité afin d’assurer ma sécurité... J’étais hébergée chez une famille française progressiste, les Coudre, dont le mari était surveillant général à l’Ecole normale de Bouzaréah.
En mai 1956, j’ai pris le maquis. A Bordj Menaïel, j’ai rencontré Si Salah Zamoun, ainsi que M’hamed Bouguerra à Palestro, qui voulait que je reste dans la région, mais pour une question d’efficacité je voulais activer ailleurs pour être plus utile. En septembre 1956, après le congrès de la Soummam, j’ai rencontré Si Cherif Mellah à Berrouaghia. Je m’occupais des blessés. Je les soignais. J’étais carrément autonome dans mon infirmerie ambulante. J’ai mis à contribution toutes les relations de mon père pour m’approvisionner en médicaments. Pour soulager les grandes douleurs, le somnifère était toujours sur moi, je peux témoigner qu’il y avait des massacres terribles infligés aux familles hébergeantes.
On m’avait chargée de former des infirmières pour les premiers soins d’urgence du côté des Douayer. Je changeais de prénom à chaque fois, à telle enseigne que l’ennemi a cru à l’existence de plusieurs infirmières. Ça les a complètement déroutés. Comme j’étais recherchée, je me réfugiais chez ma tante à Aïn Boucif. La situation se compliquait. Mon père, Aïssa, a été relevé de ses fonctions et expulsé. comme j’étais activement recherchée, le fln m’a demandé de partir. En 1958, je pars à Lyon puis en Suisse pour joindre la Tunisie où j’étais surveillante dans un lycée, alors que papa enseignait dans un établissement à Djendouba. Je me suis inscrite en droit tout en poursuivant mes études en physique-chimie biologie ».
Secrétaire générale de L’UGEMA
Hafsa active au bureau de l’ugema à Tunis. Invitée en tant que membre observateur au congrès de l’uget à Monastir, l’Ugema s’illustre à travers Hafsa qui réplique sèchement à Bourguiba qui avait répondu méchamment au mémorandum du Dr Lamine Debaghine. Elle poursuivra son combat jusqu’à l’indépendance, et elle ouvrira une pharmacie à Bab El Oued, qu’elle fermera pendant une année, en 1964, pour protester contre les propos irresponsables de Ben Bella qui avait déclaré que « la place n’était plus au stylo mais à la pelle », peu après avoir commis cette autre ineptie appelant le peuple à aller « dégraisser dans les hamams les bourgeois. » Hafsa goûte à une paisible retraite depuis 1989. Parler avec elle du statut de la femme ? Son exaspération n’a rien d’un coup de sang, ses paroles ne sont pas prononcées sous le coup de l’emportement.
Depuis toujours, elle s’échine à lutter contre les inégalités avec un œil critique qui ne plaît pas forcément aux décideurs. Le combat qu’elle a mené est aussi intimement lié à celui de la femme, fait-elle savoir, en continuant à servir, bon an mal an, la cause et se méfiant toujours de l’instrumentalisation politique qu’on en fait. « Vous savez, les balles de l’ennemi n’ont pas choisi les poitrines des hommes et des femmes qui sont morts vaillamment au champ d’honneur. La femme est l’un des piliers de la société. Elle n’est pas égale, mais le complément de l’homme. Actuellement, il y a beaucoup d’entraves pour l’émancipation de la femme. Le code de l’infamie n’est pas juste. Mettez-vous à la place de la femme répudiée après 40 ans de mariage et qui se retrouve à la rue atrocement seule au ban de la société. Il faut que cela change, même si des avancées appréciables ont été faites. En tout cas, j’estime que notre combat n’a pas été un simple coup d’épée dans l’eau. Il n’a pas été vain même si nous constatons des dérives regrettables. »
htahri@elwatan.com
Parcours : Née en 1933 à Bou Saâda, Hafsa Bisker a bientôt 77 ans, et garde toujours la même verve et la même détermination. A 20 ans, elle s’engage dans la Révolution. Ni son statut d’infériorité par rapport aux hommes ni les rigueurs des maquis ne la découragent. Elle s’acquitte convenablement de ses missions. Intellectuelle, elle a décroché son bac au début des années cinquante, elle mettra son savoir au service des autres, notamment les plus démunis pour lesquels elle s’est battue et continue de se battre. Militante des droits des femmes, elle s’en prend au code de « l’infamie » qui est loin de régler les problèmes auxquels est confrontée la gent féminine. Pour elle, la femme est le complément de l’homme et, pour avancer, une société a besoin de ses deux jambes. Pharmacienne à Bab El Oued, elle a tenu son officine durant de longues années avant de prendre sa retraite en 1989.
Par Hamid Tahrihttp://www.elwatan.com/Hafsa-la-pharmacienne-Hafsa-l