Qu’est-ce que j’enseigne? Qu’est-ce qu’ils apprennent? Des rapprochements à faire! par Denise Morel
De nos jours, on entend beaucoup parler des préoccupations des enseignants, des parents et du public en son ensemble, à propos des nouvelles réformes éducatives entreprises dans le monde entier, particulièrement de plusieurs de ces dernières qui ont adopté une approche par compétences. La plupart des préoccupations sont liées à la place des savoirs disciplinaires dans les nouveaux programmes d'études. Le présent article propose d'apporter quelques clarifications dans ce débat.
La croyance prédominante semble être que les savoirs essentiels – c'est-à-dire les connaissances de base, les trois « R »1, les règles fondamentales, les techniques, les procédures et les faits aussi bien que les habiletés et les capacités – aient tous été sérieusement rétrogradés en seconde place en faveur d'une certaine notion vague et mal définie : la compétence. Cette croyance semble persister malgré le fait que la plupart des programmes par compétences soient remplis de listes de savoirs essentiels, y compris des capacités et des habiletés, qui ont toujours été associés aux disciplines traditionnelles. Quelle est alors l'origine des préoccupations des uns et des autres?
Il y a naturellement plusieurs explications et elles sont toutes rattachées à des questions interreliées telles que : Quelle est la fonction d'un programme? Que veut dire enseigner quelque chose? Quel est ce « quelque chose » qui doit être enseigné? Comment les gens apprennent-ils ce « quelque chose »?
De manière générale, les programmes d’études ont toujours été compris comme des documents officiels qui précisent les contenus essentiels. En d’autres mots, un programme fournit des réponses à la question Que dois-je enseigner? Mais cette question s’avère insidieuse. Traditionnellement, le « quoi » a été compris en termes d’objectifs, qui avaient eux-mêmes été conçus comme des contenants qui servaient à catégoriser les savoirs discrets de disciplines et à les organiser hiérarchiquement du plus simple au plus complexe. Malheureusement, lorsque les compétences sont introduites dans un curriculum, la tendance est de les considérer aussi en termes de modèles de contenants, de sorte que l’on a maintenant davantage de contenants qu’auparavant : aux contenants de savoirs essentiels s’ajoutent les compétences-contenants, bien que le contenu de ces dernières – qui serait autre chose que des savoirs – demeure un peu mystérieux. Cela devient particulièrement évident lorsque l’on considère les réactions différenciées des enseignants à l’égard des compétences dites transversales, d’une part, et des compétences disciplinaires, d’autre part. La plupart des enseignants, semble-t-il, ne voient pas de problème quant aux compétences disciplinaires, puisqu’elles apparaissent comme des macros capacités et habiletés qui étaient auparavant associées aux niveaux les plus généraux des objectifs-contenants. Toutefois, les compétences transversales ressemblent à des boîtes noires dénuées de contenus, dans le sens traditionnel du terme, et ne semblent pas fournir une réponse claire à la question Que dois-je enseigner?
Une autre raison pour laquelle cette question paraît insidieuse est qu’elle est fondamentalement liée à un présupposé à propos du processus d’enseignement-apprentissage. Ce présupposé, qui sous-tend le souci d’une spécification détaillée caractérisant les modèles de contenants, veut que, idéalement du moins, ce qui est appris corresponde à ce qui est enseigné et que ce qui est enseigné corresponde à ce qui est codifié dans un programme d’études. Un tel présupposé ne peut être soutenu que s’il s’accompagne de la croyance selon laquelle le « quoi » peut être transmis directement et tel quel (sans modification) aux apprenants, de sorte qu’ultimement, ce qui se retrouve dans la tête des apprenants est une représentation assez fidèle de ce qui est codifié dans les programmes. Le béhaviorisme fournit une description simple de la façon dont cela se passe :
Les bonnes habitudes s’acquièrent par la mémorisation, la répétition, les drills et les exercices.
Le processus d’apprentissage va d’un savoir décontextualisé plus simple et plus discret (c’est-à-dire un savoir qui correspond à sa forme codifiée), qui doit être complètement maîtrisé avant de passer au savoir suivant, légèrement plus complexe, et ainsi de suite, chaque module se fondant sur le module précédant à la manière de la construction d’un mur de briques, jusqu'à ce que la structure entière soit complète et le contenu stocké dans la mémoire à long terme.
Une fois que ce contenu décontextualisé est appris et stocké, il garde sa forme intacte et demeure disponible pour être retrouvé et appliqué à un moment indéterminé du futur.
Enseigner est un processus technique et mécanique de transmission du savoir, morceau par morceau, selon un ordre logique et hiérarchique propre à la discipline concernée et codifié dans un programme d’études.
De telles croyances à propos du processus d’enseignement-apprentissage peuvent paraître exagérées. Pourtant, et en fait, elles sont si profondément ancrées dans l’ensemble de notre système éducatif, dans nos manières de penser et dans nos pratiques, qu’elles s’avèrent presque impossibles à secouer. Je me souviens d'un mouvement en particulier, au milieu des années 70, alors que j’étais une enseignante novice d’anglais, langue seconde. J’avais un groupe de niveau intermédiaire et j’étais décontenancée, voire frustrée, de constater que les élèves continuaient de faire des erreurs dans la conjugaison du verbe être ou oubliaient de mettre un s à la troisième personne du singulier du temps présent2, choses qu’ils auraient pourtant dû avoir « apprises » dans leurs premiers cours. Je me rappelle avoir souhaité que l'administration de l'école me donne un cours de niveau débutant, de sorte que je puisse mettre mon grappin sur la tabula rasa non encore contaminée des élèves et faire en sorte qu’ils aient appris correctement ce qu’ils ont à apprendre avant de passer au niveau suivant. Aussi naïve que cette croyance puisse paraître, je ne suis pas sûre qu’on l’ait évacuée complètement. Les erreurs sont encore considérées comme des failles plutôt que des indicateurs du développement et les gens continuent de déplorer que les élèves sortent du secondaire avec des savoirs qui s’avèrent en quelque sorte de moindre qualité que ceux qu’on trouve pourtant parfaitement énoncés dans les manuels scolaires.
Mais toute cette clameur dénonçant le fait que les élèves sortent illettrés des écoles secondaires sans avoir acquis des savoirs dont il vaille la peine de parler et qu’il vaudrait mieux retourner aux savoirs de base (ce qui signifie que l’on devrait revenir à la manière selon laquelle on apprenait dans « le bon vieux temps ») n’apporte pas beaucoup d’eau au moulin. Soyons francs pour un instant, ou du moins, essayons de l’être. Je puis dire avec certitude que, en dépit du fait que j’ai obtenu mon DES avec un A+, si je devais retourner aujourd’hui au secondaire et passer les mêmes examens qu’alors, j’échouerais lamentablement la plupart d’entre eux. Que sont-elles donc devenues, toutes ces belles connaissances que j’avais stockées en prévision des jours difficiles? Il semble que ma boîte d’entreposage se soit vidée. Je n’ai aucune idée du lieu où la trouver d’ailleurs, et même si j’essayais, je serais incapable d’y arriver; et si j’y parvenais, j’y trouverais probablement des connaissances obsolètes. Bien sûr, j’ai dû apprendre quelque chose au cours de toutes ces années scolaires, mais peu importe ce que c’était, cela ne ressemblerait pas à ce que les enseignants de l’époque croyaient m’avoir appris.
En mettant de côté pendant un moment toute la question épistémologique concernant l’adéquation du modèle de transmission, il y a un certain sens à dire que ce que les élèves apprennent correspond exactement à ce qu’on leur enseigne. Mais il faut alors être certain de ce qu’on leur enseigne effectivement et de ce qu’on prétend qu’ils apprennent. S’il s’agit d’un ensemble de connaissances et de capacités décontextualisées et si la performance des élèves dans des tests papier-crayon (réponses vrai ou faux, questions à choix multiples, espaces blancs à remplir, etc.) est la façon d’évaluer leurs apprentissages, alors c’est exactement ce qu’ils auront appris (du moins, s’ils font preuve de suffisamment de jugeote pour comprendre ce qui est attendu d’eux). Mais il faut comprendre qu’on ne peut affirmer davantage que cela. C’est tout ce qu’on leur aura enseigné. On peut, théoriquement du moins, proposer aux élèves des exercices de mémoire ou de répétition, des drills et des calculs, jusqu’à ce qu’ils aient tous atteint le niveau de maîtrise visé dans de telles activités, mais c’est là le plus loin qu’on peut aller. On ne peut pas, sur cette base, garantir qu’ils sauront utiliser ces connaissances pour résoudre les problèmes de la vie courante. Il serait difficile de voir les choses autrement. Personne ne prétendrait, par exemple, pouvoir former un chef cuisinier simplement en lui faisant mémoriser des recettes, établir les différences entre « bouillir » et « mijoter », apprendre les fonctions des différents ustensiles ou faire la liste des principales épices utilisées dans la cuisine indienne. Pourquoi en serait-il autrement dans d’autres domaines de connaissance?
Mais je peux déjà anticiper certaines objections. « Certainement, pourrait-on répliquer, de telles connaissances sont essentielles pour un chef! Comment cette personne pourrait-elle cuisiner quoi que ce soit si elle ne faisait pas la différence entre une poêle à frire et un wok ou entre « bouillir » et « mijoter »? » Mais personne ne nie cela. Là n’est pas la question. Elle est plutôt : Quelle est la nature d’une telle connaissance et comment l’acquérir? S’il s’agit d’une connaissance présentée dans un manuel scolaire et apprise seulement en mémorisant des recettes et des définitions en classe, sans connaître l’organisation d’une cuisine, alors elle s’avère une connaissance livresque, c’est-à-dire qui peut être « appliquée » et reconnue, mais validée seulement dans le contexte de la classe à l’aide d’exercices ou de tests écrits. Cependant, ce serait faire un grand acte de foi que de croire qu'une telle connaissance représente le type de savoir-faire qui relève de la compétence d’un chef cuisinier.
Bien sûr, dès le moment où ils adhèrent explicitement ou implicitement à un modèle de transmission, la plupart des enseignants font un tel acte de foi. On serait surpris de les entendre dire que ce qu'ils enseignent et que leurs élèves apprennent se limite aux performances réalisées en classe dans des exercices décontextualisés. Ils vont plutôt soutenir que ce que les élèves ont appris est durable et sert des objectifs de la vie réelle, et que les connaissances acquises peuvent être utilisées à l’extérieur de la classe et de ses drills et exercices traditionnels. Ce qui sous-tend cette croyance est que la durabilité peut seulement être assurée par la généralité, par la connaissance qui a été dépouillée de tous ses traits contextuels, stockée dans l'esprit dans sa forme « pure » et abstraite, et ainsi applicable, en principe, à toutes les situations, à tous les contextes et en tout temps. Elle dépend, en d'autres termes, de la notion de transfert.
Le transfert en lui-même, cependant, est un concept contestable, ne serait-ce que parce que son efficacité dépend du degré d'isomorphisme entre les situations (ou les contextes). Ainsi, une personne qui a appris à conduire seulement sur des routes tranquilles de campagne et dans un climat tempéré aura de la difficulté à « transférer » sa connaissance de la conduite quand elle se trouvera soudainement coincée dans une circulation de ville à l'heure de pointe ou au milieu d'une tempête de neige. La diversité des contextes sollicite des actions différentes, et les actions, par définition, sont fondues dans les expériences vécues. Les quelques « généralités » qui traversent la diversité des contextes ne sont pas suffisantes pour assurer la compétence d’un conducteur dans n'importe quelle situation.
Pour soutenir que l’apprentissage scolaire est « transférable » aux situations réelles de la vie des élèves, il faut trouver suffisamment de similitudes entre ces deux contextes. Il ne suffit pas d’alléguer que l’apprentissage scolaire est « décontextualisé » et par conséquent généralisable à la diversité des contextes. Cette idée est tout simplement fausse. D’une part, l’apprentissage ne peut jamais être décontextualisé, pas plus qu'une personne ne pourrait se trouver hors de toute situation : l’apprentissage a toujours lieu dans un certain contexte, dans une certaine situation, et la salle de classe constitue un contexte tout autant que le milieu de travail, la maison, le supermarché ou la cuisine. D’autre part, quand on parle de « décontextualiser la connaissance », on renvoie à sa codification (par exemple, dans un programme d'études) et non pas à la connaissance des élèves; ce ne sont pas les élèves qui décontextualisent la connaissance, ce sont les rédacteurs de programmes. En fait, l’activité d’apprentissage des élèves consiste à construire leur connaissance personnelle à propos du savoir décontextualisé, mais le processus constructif lui-même est toujours situé. Dans les modèles béhavioristes et de transmission de la connaissance, cette distance entre la connaissance personnelle des élèves et les savoirs codifiés dans un programme s’avère problématique. Si le but de l'éducation est de réduire cette distance en s’en tenant au savoir décontextualisé et de faire en sorte que les élèves reproduisent aussi exactement que possible le savoir codifié dans un programme, alors des techniques telles que la mémorisation, la répétition et la pratique contrôlée constituent, d’évidence, des activités appropriées pour atteindre ce but.
Mais une telle similitude est plutôt superficielle. Elle reflète ce que les apprenants peuvent faire dans le contexte de la classe, là où ils ont appris à travers leur expérience des situations scolaires que ce qui est attendu d’eux est de reproduire textuellement le savoir codifié dans un programme. La dynamique de la salle de classe est elle-même profondément contextualisée par son propre ensemble complexe de pratiques, de conventions et de normes sociales (telles que la mémorisation, la reproduction exacte ou l'application stricte des procédures) et le succès des enfants à l'école est fonction de leur connaissance des règles du jeu (et de leur intérêt à s’y plier). Le problème réel est que ces règles sont tout à fait propres à la classe. Dans ces conditions, ce qu’on y exige des élèves, en termes d’utilisation des connaissances, est alors très différent de l’utilisation qu’ils en feront – du moins l’espère-t-on! – pour répondre aux exigences de la vie. Remplir des espaces blancs en y inscrivant la forme correcte d’un verbe n'est pas quelque chose que beaucoup de gens sont appelés à faire en dehors du contexte de la classe. Pour un élève, avoir la bonne réponse dans l'exercice ne garantit pas qu’il saura l'employer spontanément et de façon appropriée dans une conversation normale, parce que les échanges verbaux ne sont pas des pré-scripts qui proposent des espaces blancs à remplir. Au moment où j'ai obtenu mon diplôme du secondaire, je pouvais exécuter avec une exactitude quasi parfaite tous mes exercices de grammaire française, mais je ne pouvais pas entrer dans un magasin et demander où se trouvait le détergent à lessive. Au cours de ma dernière année du secondaire, les deux-tiers des élèves de ma classe ont échoué l'examen de chimie de mi-session. Nous éprouvions des difficultés à résoudre un type particulier de problèmes de chimie, faute de pouvoir en saisir la logique. Quand toutes les tentatives d’explications de l’enseignante ont eu échoué, elle nous a simplement donné une procédure à suivre étape par étape et à appliquer chaque fois que nous ferions face à un problème de ce type, ainsi que la façon d’identifier les indices dans les termes du problème qui indiquaient que c'était, en fait, un « problème de ce type ». La procédure a fonctionné, nous avons obtenu la bonne réponse chaque fois que nous l’avons appliquée fidèlement et nous avons tous réussi l'examen final. Pour la plupart, cependant, nous ne savions pas vraiment ce que nous faisions ou pourquoi, et notre succès s’est limité aux conditions rigoureusement contrôlées dans lesquelles le problème prenait place (soit, en classe).
Pour les éducateurs et éducatrices, la distance à combler n'est pas celle entre la connaissance codifiée et la connaissance personnelle des élèves, mais plutôt la distance entre les situations d’apprentissage qu’on propose aux élèves en classe et celles où ils peuvent se trouver ailleurs. Ces dernières ne correspondent normalement pas à celles d'une expérience de laboratoire dans laquelle toutes les variables excepté une sont rigoureusement contrôlées pour les garder constantes. Les situations réelles de la vie sont peu prévisibles et offrent une forte résistance à la planification trop poussée, car elles comportent toujours quelques nouveautés, des aléas et des événements fortuits qui évoluent dynamiquement, en interaction mutuelle les uns avec les autres. N’est-ce pas précisément à des conditions de ce type qu’on veut que les élèves puissent faire face avec compétence? Mais comment pourront-ils s’y prendre si les situations d’apprentissage que nous leur proposons à l'école sont dépouillées de toute la richesse et la complexité de la vie réelle?
C'est ce qui distingue une approche par compétences de la traditionnelle approche par objectifs. Les compétences ne reposent pas simplement sur des unités additionnelles de stockage à remplir en ajoutant plus d'unités de connaissance ou en les intervertissant d’un contenant à l’autre. Simplement dit, la compétence n'est pas ce qu’on sait, mais ce qu’on fait avec ce qu’on sait. Si l’on demande aux élèves d'apprendre par cœur une définition et de la répéter comme un perroquet, de remplir des espaces blancs en y écrivant la forme correcte d’un verbe ou de répondre à des questions à choix multiples, c’est cela et seulement cela qu'ils apprendront à faire. Mais si on veut qu'ils puissent utiliser cette connaissance pour résoudre des problèmes complexes dans les situations réelles de la vie, alors les mises en situation d’apprentissage en classe doivent comporter quelques similitudes significatives avec leurs contreparties de la vie quotidienne. De façon plus importante, les activités d’apprentissage devraient amener les élèves à faire le genre de choses que les personnes compétentes font dans ce type de situation. Ce qui ne signifie pas que les savoirs essentiels soient rejetés. Au contraire! Les personnes compétentes en savent beaucoup et s’y connaissent au regard des situations de la vie. Mais elles sont considérées compétentes non pas en raison de leur capacité à exécuter les traditionnels exercices scolaires, mais parce qu’elles savent utiliser leurs connaissances sagement et stratégiquement « en action et en situation ». Il n'y a pas de débat à faire entre la connaissance et la compétence; la question est simplement de savoir comment elles se construisent et se développent toutes deux.
Mme Denise Morel est présentement en prêt de service à la Direction de la production en langue anglaise du ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport .
1. En anglais, les « 3 R » renvoient à « reading, writing and arithmetic », qui sont prononcés oralement : READING, RITING and RITHMETIC
2.
En anglais, l'orthographe exige de mettre un s à la troisième personne du singulier du verbe au temps présent.
Source : http://www.mels.gouv.qc.ca/sections/viepedagogique/148/index.asp?page=Traduction